AntiSystème US et affreuses contradictions

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AntiSystème US et affreuses contradictions

Ancien speechwriter de Nixon et l’une des plumes les plus lues dans les milieux paléoconservateurs qui représentent la vieille droite traditionnelle et traditionnaliste aux USA (isolationniste, antiguerre, farouchement opposée au progressisme-sociétal et à la modernité culturelle, anti-centralisatrice), Patrick Buchanan développe une argumentation extrêmement incisive contre le régime iranien à la lumière des récents incidents. Il ignore complètement la possibilité très forte de la subversion US dans cette affaire, non plus que l’action économique dévastatrice des sanctions US sur l’économie, alors qu’il est normalement adversaire de ces deux infamies de la politiqueSystème, interventionniste, soutenue par les neocons et les progressistes bellicistes.

Ainsi, la logique qu’il suit dans son développement, – simplement pour avoir un argument contre une intervention militaire, – est étrange sous sa plume, lui qui dénonce toutes les activités culturelles entropisatrices nées de la modernité : “Inutile de menacer le régime iranien, ni à plus forte raisons de l’attaquer, il tombera comme un fruit mûr, sinon pourri, sous les coups de boutoir du consumérisme et de la culture exportés par la modernité...”

« La plus grande menace à long terme des manifestations concerne le régime islamique lui-même.

» Si les protestations portent effectivement sur le faut de se voir refuser la liberté et les biens matériels dont les jeunes jouissent en Occident, alors les manifestants demandent ce que les théocraties ne peuvent leur donner. Comment l'ayatollah et les mollahs, qui restreignent la liberté par la loi divine, pourraient-ils accepter les libertés démocratiques sans mettre en péril leur propre dictature théologique ? Comment la garde républicaine pourrait-elle abandonner sa part de l'économie iranienne et mettre fin à ses interventions étrangères sans mettre en péril sa raison d'être – protéger et promouvoir la révolution islamique iranienne ?

» La moitié de la population iranienne a 31 ans ou moins. Cette nouvelle génération est née presqu’une décennie après la Révolution qui a renversé le Shah. Comment un régime clérical peut-il parler à un peuple, alors que 40 millions d’Iraniens ont des smartphones qui les relient à un monde extérieur où ils peuvent voir la liberté et la prospérité qu'ils recherchent, mais que leur gouvernement ne peut ou ne veut pas leur donner ?

» Les manifestants disent également aux “réformateurs” de Rouhani, au pouvoir depuis cinq ans, qu'ils ont eux aussi échoué. Le dilemme de Rouhani ? Pour développer l'économie iranienne et améliorer la qualité de la vie, il a besoin de plus d'investissements étrangers et de plus de biens de consommation. Pourtant, toute augmentation de la prospérité matérielle qu’amènerait Rouhani contribuera à saper la foi religieuse qui sous-tend le régime théocratique.

» Et comme tout transfert de pouvoir au régime élu doit se faire au détriment des clercs et de la Garde, Rouhani n'obtiendra probablement pas ce pouvoir. Ainsi, lui et son gouvernement vont probablement continuer à échouer.

» Conclusion : La République islamique d'Iran n'a pas été créée pour créer une société matériellement prospère et socialement libre, parce que, dans la théologie de l'ayatollah, de telles sociétés, comme les États-Unis, sont le diable et le virus de la corruption du peuple.

» La liberté sociale est inconciliable avec la théocratie iranienne. [...]

» Les protestations iraniennes suggèrent que la révolution islamique, après 40 ans, est en train d’échouer dans la conquête de la génération montante. Il est difficile de voir comment ces nouvelles ne sont pas très inquiétantes pour le régime iranien. Comme ce fut le cas pour les Soviets, le temps n'est pas du côté des ayatollahs.

» Nous n'avons pas besoin d'aller en guerre avec eux. Le temps prendra soin d'eux aussi. »

Buchanan cherche donc à démontrer l’inéluctabilité de la chute de la théocratie iranienne pour décourager la direction américaniste de lancer une attaque contre ce régime. Il démontre surtout, indirectement, les terribles contradictions qui marquent sa position idéologique-traditionnaliste et des paléoconservateurs en général. Un exemple frappant de cette contradiction se lit il y a quatre ans, lorsque Buchanan écrivait un texte à la gloire de Poutine dont l’argumentation n’a fait, depuis, que se renforcer. Le titre inattendu de ce texte était “Poutine est-il l’un des nôtres ?” (sous-entendu, nous paléoconservateurs).

Le texte que nous avions écrit à cette occasion date du 18 décembre 2013. On sera surpris de constater, en le relisant, combien le texte du 4 janvier 2018 de Buchanan que nous commentons est (selon notre point de vue) en complète régression par rapport à notre façon de voir et l’analyse que nous en faisions, et combien certaines de nos hypothèses pour l’avenir faites alors se sont avérées complètement infondées. Il suffira de rappeler, pour entamer l’explication de ce phénomène que fin 2013, lorsqu’il écrit ce texte, le démocrate et progressiste-sociétal Obama est à la Maison-Blanche et tous les républicains, surtout les “paléos”, dans une opposition sans nuance ; et qu’aujourd’hui, début 2018, nous avons Trump, en qui nombre de paléoconservateurs avaient mis beaucoup d’espoir, et dont il est difficile de totalement incuber, jusqu’aux conséquences les plus radicales et les plus paradoxales, les effets de la complète trahison du programme que Trump avait développé pour se faire élire.

« “Is Putin One of Us? – Is Vladimir Putin a paleoconservative ?”, complète Buchanan... Dans la terminologie US, les “paléoconservateurs” désignent les républicains conservateurs restés fidèles aux doctrines républicaines d’avant le Guerre froide, notamment l’isolationnisme et, surtout, le non-interventionnisme. Par exemple, Justin Raimondo et Ron Paul sont aussi des “paléoconservateurs”. Le terme, qui s’oppose évidemment à “néoconservateur”, est à la fois fait de dérision des “paléos” pour eux-mêmes mais au second degré, pour caricaturer indirectement le terme de “conservateur” dans “néoconservateur” ; mais aussi, et involontairement cette fois, selon nous, parce que les “étiquettes” US n’ont pas l’habitude de dépasser la chronologie de l’histoire des USA, en nous suggérant une référence qui pourrait bien correspondre à celle que nous développons vers les Anciens et leurs conceptions, enfin vers la Tradition. De ce point de vue, il faut aussi noter combien il est inhabituel qu'un commentateur US en général, et de cette tendance en particulier, s'intéresse si en détails, comme fait Buchanan, à un discours de provenance étrangère, et surtout d'un dirigeant russe. Cela annonce les développements dont nous allons parler, l'ouverture complètement paradoxale au reste du monde de certains commentateurs US, notamment, paradoxe des paradoxes, de ceux qui se disent eux-mêmes isolationnistes.

» Nous citons abondamment le texte de Buchanan, parce qu’il constitue un exemple extrêmement intéressant du reclassement en cours à une vitesse extraordinairement rapide, notamment aux USA, avec la Russie et Poutine comme détonateur de la chose. L’observation de Buchanan du passage d’une conception verticale de l’affrontement à une conception horizontale, transnationale, absolument étonnante pour un commentateur US qui a toujours entretenu une hostilité constante pour tout ce qui n’est pas US et pour la globalisation, pulvérise l’argument habituel “globalistes versus nationalistes” qui est un autre faux-nez du Système pour diviser les tendances antiSystème (d’ailleurs souverainistes plus que nationalistes) en les enfermant dans un ghetto isolationniste, alors que leur cause se retrouve dans un nombre de plus en plus élevé de pays, et devient par conséquent une cause globale. (Ce terme de “global” sans plus, et l’on pourrait même dire “mondiale” ou “universelle”, pour éviter de trop se référer au globalisme, doctrine spécifiquement pro-Système puisque réunissant les forces-Système dans une structure transnationale.) »

Ainsi Buchanan -2018 exprime-t-il des absurdités que Buchanan-2013 semblait avoir définitivement écartées. Le problème est-il celui de la religion, ou bien celui de l’Iran qui semble frapper d’atonie et de paralysie nombre d’intelligences US ? Comment peut-on aujourd’hui, après les évènements au moins depuis 2010 au Moyen-Orient, et même largement avant, croire que l’Iran chiite puisse être mis sur le même pied que les djihadistes sunnites type-Daesh, soutenus par les Saoudiens autant que par les Israéliens, et bien sûr avec la bénédiction et la base logistique de la CIA ? Buchanan croit-il vraiment à la fable extraordinaire selon laquelle l’Iran est un “État terroriste” qui poursuit un projet expansionniste, comme les administrations successives peignent ce pays selon l’inspiration-fluo des neocons, comme si les USA projetaient sur les autres leurs principaux caractères ? Il devrait pourtant saoir que dans l'affaire iranienne, comme dans toute affaire importante aujourd'hui, ce qui compte n'est pas la cible du Système, même si on lui trouve bien des défauts, mais le Système lui-même, encore et toujours...

L’attaque implicite que Buchanan porte contre la dictature théocratique des mollahs revient en fait à glorifier toute la production de la modernité, – le consumérisme, le matérialiste, l’absence totale de spiritualité, – dont il annonce, presque comme une victoire, que dans 5 ans, 10 ans ou 20 ans, elle aura submergé l’Iran. Outre que c’est loin, très loin d’être fait, tant il est vrai que le spectacle du “monde libre” dont serait privé l’Iran, mais désormais visible grâce au smartphone, n’assure pas une adhésion totale au vu de l’état réel dudit “monde libre”, il s’agit essentiellement de la glorification de tout ce qui attaque et détruit la tradition, les principes structurants, etc., toutes ces choses dont il félicitait en 2013 Poutine de s’en faire le défenseur avisé comme l’on protège une civilisation qui en vaut encore la peine, jusqu’à se demander si “Poutine est l’un des nôtres”.

(Effectivement, Buchanan-2018 raisonne comme le faisit le “Barbare Jubilant” Ralph Peters, dans son texte fameux [pour nous] de 1997, c'est-à-dire la destruction de toutes les traditions par la culture de l'américanisation, une culture si basse qu'elle est d'un niveau proche de l"entropisation.)

En fait et au-delà des contradictions relevées ici et là, Buchanan nous montre les contradictions intenables où se trouvent nombre, très grand nombre de ceux qu’on peut qualifier d’antiSystème aux USA, et qu’on ne peut rompre qu’en rompant l’apparence de tradition voulue par la communication-US dont les citoyens US se trouvent imprégnés. Comment être en effet un défenseur de la tradition si l’on soutient par ailleurs ce qu’on juge être le développement de l’Amérique des origines (les Pères Fondateurs), c’est-à-dire le développement du capitalisme, donc du consumérisme, et l’absence totale de structures régaliennes dans le chef d’un gouvernement qui ne peut représenter un État puisqu’il n’y a pas d’État central aux USA, – en bref, tout ce qui fait la modernité au stade déstructurateur où elle en est aujourd’hui ? La seule voie concevable pour un citoyen US en dissidence et qui se veut absolument antimoderne et antiSystème, c’est la voie de la sécession et d’une sorte de localisme qui se détache du Moloch washingtonien, irréformable et composant irréfragable du cœur du Système ; cela ne garantit rien mais cela permet d'éviter de suivre une logique qui vous place, à un moment ou l’autre, du côté du Système et de la dynamique de néantisation de la modernité. C’est un choix bien difficile à assumer pour un Buchanan, élevé dans le respect des “Pères Fondateurs” qui ont pourtant accouché le monstre américaniste que l’on connaît aujourd’hui.

 

Mis en ligne le 07 janvier 2018 à 13H14