Notre drôle d’avant-guerre — Rubrique Contexte, Volume 18 n°08 du 10 janvier 2003

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Notre drôle d’avant-guerre — Rubrique Contexte, Volume 18 n°08 du 10 janvier 2003

Dans ce numéro du début de l’année 2003, cette réflexion sur la guerre qui nous attend et les effets qu’on pourrait prévoir, non sur le théâtre de la guerre ou sur la situation politique, mais sur notre psychologie.

Cela dure depuis 14 mois : une guerre préparée, annoncée, planifiée de sang-froid, contre un pays affaibli et écrasé comme par avance, au son d’une recherche cynique d’un casus belli qui permette de prétexter l’attaque. Voilà les conditions de la réalité, celles qui ne sont pas dites, qui n’apparaissent pas dans les discours idéologique, mais qui ne cessent de peser sur notre psychologie (parlons de cela, laissons le mot “conscience” de côté). Notre psychologie subira le terrible contre-coup de cette épreuve. Quelle que soit la rapidité de notre victoire, la puissance de leur défaite, le caractère irrésistible de la force qui les soumettra, il faut savoir que nous, Occidentaux, nous n’en sortirons pas indemnes.


Notre drôle d’avant-guerre


Comme à l'habitude, commençons par les réserves d'usage assorties des contre-réserves également d'usage.

• Saddam est un dictateur peu fréquentable qui mériterait d'être chassé du pouvoir. Pour autant, il n'est pas le seul, d'autres dictateurs méritent le même sort. Ils ne sont pas inquiétés.

• Saddam a eu des mauvaises pensées en fait d'armes de destruction massive, a lancé des programmes, a utilisé certaines armes (chimiques). Pour autant, d'autres ont fait de même, sans qu'on les inquiète.

• Certains avancent que Saddam est une menace. Les faits sont très faibles, sinon inexistants, d'autant que l'Irak est affaibli et placé sous constante surveillance. Devant ce constat, les partisans de Saddam-menace retraitent en disant qu'il faut agir parce qu'un jour il y aura une menace, ce qui est une argumentation bien faible. L'argument de la menace, le seul qui serait impératif, est aussi le plus faible d'entre tous.

Ce dernier point réduit les autres à peu de chose en montrant que l'Irak (la menace irakienne, la guerre contre l'Irak, etc) est une question à débattre plus qu'une question à trancher. Voilà qui introduit notre analyse.

Nous n'abordons pas la question irakienne sur le point de savoir si la guerre va avoir lieu ; — si la guerre éventuellement lancée contre l'Irak est juste et/ou justifiée moralement ; — si l'évaluation de la menace irakienne est fondée. Tout cela, qui est du domaine de la réalité, à débattre, à évaluer, à appréhender, etc, n'entre pas dans notre propos.

On sait que notre démarché est en général essentiellement psychologique, que c'est la psychologie, notamment collective, qui nous intéresse. La faiblesse considérable des réalités politiques, la faiblesse correspondante des hommes politiques, laissent le champ libre au domaine psychologique non contrôlé, sans démarches politiques construites pour le structurer. Les causes de cette situation rarissime où l'homme n'a plus l'écran de la raison appliquée entre sa psychologie et ce qu'on lui présente comme étant l'histoire, sont essentiellement l'évolution des technologies des communications, la corruption psychologique que celle-ci cause, la perte du sens de la réalité par la raison.


Le caractère unique de la guerre contre l'Irak : présentée, manigancée, planifiée, conduite, gagnée, interprétée sur la place publique avant qu'elle n'ait été faite

L'époque est propice aux jugements catégoriques : “sans précédent”, “jamais auparavant”, —  et nous-mêmes ne nous en privons pas. Les événements conduisent le commentaire à cet égard, et c'est encore le cas ici. Pour ce que nous en savons et sans préjuger de ce qu'elle sera, si elle a lieu, cette guerre est sans précédent à cause de son avant-guerre. Ce que nous voyons depuis un peu plus d'un an, ce que' nous entendons, ce que nous lisons, nous ne l'avons jamais connu auparavant.

Cette guerre est annoncée explicitement depuis octobre 2001. Depuis la fin de l'année 2001, sa planification est exposée en place publique (fuites diverses et concurrentes dans la presse) ; la tactique est débattue, les buts de guerre sont analysés, modifiés, etc ; les coalitions sont constituées et défaites, l'opposition se mobilise, des manifestations ont lieu ; la conception même de la guerre est exposée, et ses suites idem (“démocratisation” du Moyen-Orient tout entier, éventuellement attaque contre l'Iran, voire la Syrie, etc) ; le nouveau gouvernement irakien est constitué, le “gouverneur militaire” (US) nommé, les règles de 1“`occupation” établies. Il s'agit d'une énorme accumulation d'appréciations, de perceptions, de révélations, de supputations, de déclarations, qui finissent par faire penser que, non seulement cette guerre est acquise, non seulement qu'elle va se faire, mais qu'elle se fait d'ores et déjà, qu'elle a commencé et, qu'en fait, elle n'a pas vraiment besoin de la réalité pour poursuivre son chemin.

Pendant ce temps, quelle a été la réalité justement ? Un aspect légal s'est développé avec la résolution 1441 de l'ONU. On sait toutes les manoeuvres, pressions, mensonges, constructions qui l'ont accompagnée ; combien, à partir d'un texte dont 1“`esprit” est de recommander une démarche pacifique, ont eu lieu des démarches éhontées de recherche systématique, de fabrication, de manipulation, en vue de déterminer un truc quelconque, n’importe quoi fait l'affaire, qui pourrait servir de casus belli ; on sait, enfin, que la “politique” qui a accompagné cette affaire a été transformée en une pantalonnade indigne, qui pour pouvoir enfin atteindre à la position si espérée de pouvoir déclencher ce qui n'est rien d'autre qu'une agression, qui pour tenter de détourner de son but ce groupe dont la pensée semble se résumer à un effrayant et étrange désir de guerre, de sang et de destruction.

A côté de cela, la “réalité” ; c'est ce que nous nommerions l’“esprit de la loi” ; et la résolution 1441, c'était une tentative de réinstaller la réalité à la place qui est la sienne, qui est cette lapalissade que pour apprécier une situation historique rien ne vaut la référence à la réalité. En d'autres mots, la résolution 1441 était une façon de dire qu'avec une nation de 25 millions d'habitants, assommée par une effrayante défaite, une effrayante dictature et un effrayant embargo de dix ans qui a fait autour d'un million de morts, avec cette nation réduite à un état économique d'une époque d'il y a trois ou quatre siècles, sa population contrainte à des conditions épouvantables, ses moyens militaires réduits à l'obsolescence évidente, son comportement soumis à une constante surveillance assortie d'attaques quotidiennes quasiment de “routine”, la meilleure façon d'agir pour le “reste du monde” (y compris les USA, tiens) érigé en juge, accusateur, avocat et policier en même temps, est d'inspecter, de mesurer, de compter, d'une façon évidemment pacifique. Ne pas comprendre cela, c'est laisser l'esprit succomber à la tentation de la sauvagerie et de la lâcheté réunies. (“Lâcheté” évidemment, parce que c'en est une irrémédiablement de toujours se trouver dans une position où la plus formidable puissance du monde en arrive à désirer irrésistiblement l'agression contre une force toujours infiniment plus faible qu'elle, infiniment amoindrie par des mesures coercitives qui ont précédé, et ainsi de suite. Cela nous en dit long sur la piteuse psychologie du champion. Ne pas sentir cela, c'est être bête, tout simplement.)

Mais cette réalité, on le constate chaque jour, n'a aucune utilité puisque nous préparons frénétiquement la guerre.


Voilà une époque où s'impose cette “vérité” étonnante  : il ne suffit plus de dire que la réalité n'a aucun sens, il faut ajouter qu'elle n'a aucune utilité,— bref, à la poubelle, la réalité

C'est à dessein que nous utilisons ce mot complètement trivial, voire obscène, et sans aucun doute absurde, d`“utilité”pour qualifier la réalité  : nous sommes dans un temps historique où des dirigeants politiques de la puissance qu'on sait peuvent être amenés à croire (“penser” ne convient pas), que la réalité n'est pas utile. Nous sommes loin du mensonge, bien sûr, ou de ces trucs qu'on appelle “désinformation” pour se faire croire qu'on reste dans un domaine technique.

En effet, notre domaine est désormais de l'ordre du métaphysique (littéralement  : « ce qui suit les questions de physique », c'est-à-dire  : « ce qui englobe, dépasse, transcende la physique  »). Notre commentaire doit l'être également, il doit transcender la réalité soi-disant observable puisqu'il n'y a plus de réalité. On ne peut plus s'en tenir aux faits lorsque les faits sont jugés selon leur aspect utilitaire, et éventuellement jetés à la poubelle s'ils sont jugés d'une utilité douteuse. (Ou, si l'on veut  : quelle quotation au Dow Jones, la réalité  ? Nulle, certes.) Cette guerre, — ou plutôt, pour ce qu'on peut en juger, cet avant-guerre n'a d'intérêt réel que pour ses effets secrets mais d'une puissance inouïe sur notre psychologie. Nous nous attachons donc à cette seule réalité rescapée de toutes les manigances  : la réalité psychologique.

Le fait (!) est que nous avons disséqué, préparé, modifié, débattu, d'un acte qui est une attaque délibérée et de sang-froid. Qu'importe la victime ici, seuls comptent l'acte et les traces qu'il laissera dans notre psychologie. Cela, certes, c'est sans précédent, à ce degré de publicité, de supputations publiques et de duplicité complaisamment exposée, d'analyses soi-disant rationnelles. L'agression n'est plus une agression, elle est devenue une connivence générale où la Raison a été impliquée, et de force, et sans discuter. Notre “rationalisation” de la guerre contre l'Irak (y compris par ONU interposée, qui perd d'un coup toute la vertu de son intention primitive si, la résolution 1441 devient la feuille de vigne qui sanctifie l'attaque), notre “rationalisation” c'est l'implication de la raison par les hystériques qui sont par manigances dans une position de direction ou d'influence, dans un projet dont la folie profonde devrait rapidement devenir manifeste. Au fonds nous sommes en train de fondre la raison dans notre folie. Si la crapule-Saddam réalisait cela, il en rirait encore, après sa défaite et sa liquidation inéluctables, selon les promesses de Rumsfeld-Wolfowitz, et nous saurions alors que c'était bien le Diable. — ou, disons, pour être plus mesuré et pour pouvoir continuer à en juger, un excellent auxiliaire du Diable. (Il y en eut parmi les plumes les plus prestigieuses pour faire l'hypothèse, même pour plaisanter, à telle ou telle occasion où une attaque épisodique contre lui faisait une excellente diversion, que Saddam aurait pu être « payé par la CIA » — nous citons là un texte de Thierry de Montbrial de septembre 1994, terminé par cette question en forme de plaisanterie, certes, et qui a toute sa place dans le débat.)

Notre prospective est donc que nous sortirons épuisés par cette guerre. Non par les pertes, non par les péripéties guerrières, car de ce côté nous ne jouons pas au devin en observant que bien des choses sont possibles, — mais épuisés par cette tension psychologique de l'imposture érigée en réalité que nous nous sommes imposés. « Truth is the first casualty of the war », ont-ils l'habitude de dire ; certes non, la vérité ne sera pas la première victime de la guerre parce qu'elle ne participe pas à la guerre, qu'elle a été foutue à la poubelle depuis longtemps. La première victime de cette guerre sera, — c'est d'ores et déjà notre psychologie.

Notre conclusion est que l'attaque de l'Irak est dans la parfaite lignée de 9/11. C'est la même hystérie qui fut déchaînée chez nous par cette attaque, qui nous pousse aujourd'hui à cette guerre parée de vertus immenses, et qui est d'abord une énorme thérapie en forme de spectacle, pour cent, mille, un million d'esprits malades. C'est prêter à Saddam, comme hier à Milosevic mais ce n'était qu'un hors d'oeuvre, des vertus thérapeutiques qu'il ne peut avoir.