Le monstre et la catastrophe

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Le monstre et la catastrophe


29 septembre 2007 — Il nous est arrivé, par mégarde ou par inadvertance qui sait, de rapprocher la nouvelle que nous avions mise en ligne le 27 septembre, «Puisqu’il faut se préparer à l’apocalypse», d’un article du Guardian du même jour sur les habiles manœuvres des USA, représentés par leur président, à la conférence-bidon de Washington sur la crise climatique. L’effet nous a aussitôt arrêtés, par contraste grotesque, saisissant et en vérité indescriptible.

Admettons sans restriction que ces deux informations sont appuyées sur de solides indications de leur validité, renforcées par l’intrusion et la vigueur d’un élan intuitif. Nous voulons dire par là, — qui ne sent effectivement que flotte dans ce temps historique l’effluve crépusculaire d’événements terribles, cette fois engendrés par le dérèglement, auquel nous avons si fortement contribué qu’il semble être notre oeuvre, d’une mécanique universelle? — qui ne sent également l’absence complète, tout autant crépusculaire, de sensibilité de ce “dernier homme” nietzschéen qui semble être le modèle de nos élites, qui est parfaitement représentatif avec le président des Etats-Unis, à cette montée du courant catastrophique?

D’un côté du mur, “il faut se préparer à l’apocalypse”; de l’autre : «President George Bush was yesterday criticised by diplomats for attempting to derail a UN initiative on climate change by pressing ahead with his own conference, which starts in Washington today.» Pensez, maigre et sardonique consolation, même les Britanniques qui s’exaspèrent de ce que, décidément, ce président semble ne pas juger la perspective apocalyptique comme un dossier suffisamment sérieux pour écarter un instant ses entreprises fondamentales…

Donc, d’un côté ceci: «The British government shares the frustration of other European governments with the lack of urgency on the part of the Bush administration. The British assessment of Mr Bush's conference is reflected in the level of representation — Phil Woolas, a junior environment minister.»

D’un autre côté, ceci : «One of those attending said the conference reflected “political hardball” on the part of the Bush administration, aimed at undermining the UN, for which it holds long-term suspicion. Another said the conference was aimed at domestic politics, with Mr Bush seeking headlines and television coverage implying that he was doing something about climate change while, in fact, doing almost nothing.»

(Du reste, on voit aujourd’hui que GW n’a pas déçu leurs attentes. Il fut égal à lui-même. Confirmation qu’on s’agace jusqu’à l’exaspération dans le reste du monde, y compris chez les fidèles Britanniques.)

Mais nous ne pouvons espérer rien de bien sérieux dans le commentaire sur les faits, sur la comparaison de ces deux faits, écrasés par cette colossale disproportion entre la perspective catastrophique du monde et les agitations du “dernier homme” songeant essentiellement au «headlines and television coverage». Nous ne pouvons que nous attacher à cette exploration mystérieuse: quelle psychologie est-ce là, si complètement fascinée par une politique du néant que l’est un GW Bush, alors représentatif d’une part non négligeable de ses complices et compatriotes?

L’intérêt bien compris de la crise climatique

D’autre part, il n’est pas assuré qu’inconsciemment, — ne le chargeons pas du fardeau épouvantable de la conscience des choses, — GW soit complètement ignorant de la chose. C’est envisager l’hypothèse que la catastrophe, malgré l’apparence, est tout de même perçue, disons plutôt inconsciemment que consciemment, par GW et des gens de la sorte de GW; c’est ensuite envisager que, si la perspective catastrophique est en réalité perçue, elle n’est pas perçue, consciemment ou inconsciemment, comme catastrophique.

L’hypothèse implicite n’est pas nouvelle, et nous l’illustrons ici en ayant à l’esprit la proximité idéologique entre GW et les néo-conservateurs. Nous citons un extrait de la rubrique Contexte de notre Lettre d’Anayse dd&e du 25 septembre 2003…

«Lors d’une visite à Washington, au début du mois, un groupe d’experts européens a rencontré de manière informelle quelques représentants du courant néo-conservateur US. Au cours d’un a-parte avec un expert “neocon” connu, l’un des Européens (un Portugais) parla de l’été brûlant en Europe, de la dégradation de l’environnement, du réchauffement climatique, des conséquences avec les incendies. Il parla de son pays, le Portugal, où une superficie supérieure à celle du Grand-Duché du Luxembourg avait brûlé. L’autre l’interrompit: “Cela touche beaucoup de gens? Quelle catégorie sociale?” Son interlocuteur répondit: des paysans surtout, et il décrivit cette catégorie sociale comme conservatrice, traditionaliste, etc. L’Américain lui dit alors: “C’est un bien pour un mal. Cela contribue à la disparition de catégories rétrogrades de la population. Ces gens vont se reclasser dans les villes devenir plus modernes, plus sophistiqués.” La conclusion, proposée sans ménagement par son interlocuteur néo-conservateur fut péremptoire et sans nuances: “Vous voyez bien, que nous avons raison de nous opposer au Protocole de Kyoto. L’évolution de l’environnement doit être considéré comme étant un facteur non négligeable d’avancement de notre dctrine”.

»L’expert qu’on cite ici insiste sur cette terminologie employée dans cette discussion par son interlocuteur: ‘l’évolution de l’environnement’. Et cet expert commente: “Mon interlocuteur a pris bien garde de ne pas employer les expressions de ‘crise de l’environnement’, de ‘crise climatique’ ou de ‘dégradation de l’environnement’”. L’appréciation rejoint celle qu’on rencontre parfois dans ces mêmes milieux néo-conservateurs américains sur le pillage du Musée National de Bagdad. Dans ce cas également, et sans préjuger des circonstances réelles de l’attaque contre le Musée ni des intentions des auteurs des pillages s’il y a eu intention organisée, il s’agit, selon les mots d’un commentateur dans ces milieux américains, d’une “attaque contre une structure traditionnelle de type monopolistique, parce qu’imposée par un gouvernement dont le caractère non démocratique est évident”. La thèse est étrange. Dans ce cas, l’administration du Musée National par les autorités publiques était un abus de pouvoir, dans la mesure où ce pouvoir est jugé comme “rétrograde” (“caractère non démocratique évident”).»

L’avenir catastrophique et brillant

L’hypothèse qu’on envisage est qu’effectivement se poursuive, souterraine, cette conception, — cette inconscience morale et esthétique due à l’impuissance ou à l’hystérie de la psychologie, qui fait que l’on considère comme finalement bénéfique la perspective catastrophique de la crise climatique, tant dans ses effets physiques et géographiques que dans ses effets humains. Malgré les termes (“impuissance” et hystérie”), il ne faut pas se dissimuler que, dans l’idéologie néo-conservatrice qui représente en un sens certainement un aspect de la psychologie américaniste poussée à son extrême et qui n’est dans tous les cas qu’un aspect publicitairement plus fameux qu’un plus vaste courant idéologique US se référant au “social-darwinisme”, il ne faut pas se dissimuler qu’il y a une réelle logique dans cette attitude. La perspective catastrophique, par définition, par les bouleversements engendrés, fournit une occasion unique, presque divine, de modeler radicalement le monde à l’image de l’idéologie, puisqu’il est par ailleurs évident que la puissance technologique US donnera la main à ce système pour s’imposer sur les débris de civilisation restants de la catastrophe.

(Peu ou prou, on a déjà vu ce “réflexe” idéologique conduisant à favoriser de facto les conséquences des destructions urbaine, démographique, traditionnelle et ethnique, de la catastrophe de la Nouvelle Orléans par l’ouragan Katrina. L’exemple est significatif si l’on accepte l’idée que l’ouragan est une conséquence des dérèglements climatiques.)

Il faut accepter l’idée que certains groupes envisagent ce problème sans aucune espèce de restriction intellectuelle, du domaine moral ou du domaine esthétique (nous plaçons l’équilibre et l’harmonie du monde dans ces deux domaines, moral et esthétique). Pour eux le progrès économique et le progrès technologique sont absolument préférables à n’importe quoi d’autre, y compris au prix des “conséquences catastrophiques”. Au contraire, ils peuvent pousser le raisonnement jusqu’au point où, dans les conditions catastrophiques qu’on devine, l’argument se retourne et devient bénéfique. Dans de telles conditions catastrophiques qu’on prévoit, le progrès économique et technologique permettra la survie des plus méritants, — essentiellement les USA, — et le développement d’un cadre de vie différent, permettant une conformation à leurs théories. Ces thèses se confondent, à ce point, avec le zèle catastrophiste des fondamentalistes chrétiens qui voient dans la catastrophe climatique un accomplissement des prédictions divines.

Nous écrivions également dans le texte déjà cité: «Nous sommes à un point où, selon ces conceptions extrémistes, l’évolution sans doute causée en partie par l’activité humaine devient “naturelle”. La “nature“ devrait alors se conformer à d’autres thèses, notamment celles qui étaient en vogue avant et pendant la Grande Dépression, chez les adversaires de Roosevelt. C’était l’époque où le secrétaire au trésor du président Hoover, le milliardaire Mellon, disait au président devant les chiffres effrayants du chômage et de la misère de l’hiver 1931-32 que ces événements allaient “purger le corps social de ses éléments parasitaires”, c’est-à-dire des éléments improductifs de la société. Aujourd’hui, les effets de “l’évolution de l’environnement” doivent permettre de purger la société mondiale de ses “éléments parasitaires” par rapport à la globalisation».

Il y a dans tout cela, à la fois, une explosion silencieuse de la folie de la représentation psychologique du monde à l’image de l’idéologie la plus extrémiste possible, et la conformation de cette folie à une argumentation rationnelle, appuyée sur l’argument du progrès, de l’efficacité, de la rentabilité économique. Le “meilleur des mondes” est parmi nous et l’idéologie de la psychologie moderniste, si justement réalisée et représentée par l’extrême déchaîné de la psychologie anglo-saxonne, en est le levain. Il y a une grande fascination, — à laquelle certains pourraient succomber, après tout, — à observer la possibilité puis les fruits presque voluptueux du mariage de la pensée la plus complètement embrassée par une folie née de l’hystérie de la perception théorique, et les intérêts du fonctionnement sans fin du système; c’est comme si l’un avait engendré l’autre, ou vice-versa.

Il est évident que, face à cela, face à ce monstre de la pensée, nous sommes désarmés si nous nous en tenons aux instruments habituels de la seule raison. L’existence de ce monstre de la pensée, lui-même issu de la raison déformée, montre l’échec de la “raison seule”, à cause de la vulnérabilité de la raison aux pressions de la psychologie malade. Une dimension prophétique ajoutée à la raison, — la gardant contre les infections du monstre en lui donnant un élan qu’elle n’a plus, en transformant sa vision, — est nécessaire pour affronter ce monstre. (Ou bien, il faut se préparer à lui céder et devenir monstres nous-mêmes.)

Au bout de l’argument, notre affirmation fondamentale est celle-ci. Il nous semble très difficile, — mais nous pensons évidemment “impossible”, — que, dans un univers aussi complètement régi par la communication de l’information, une marche aussi bien documentée vers la catastrophe avec l’alternative d’une pensée monstrueuse comme celle que nous décrivons, avec comme illustration grandissante des catastrophes naturelles à un rythme en augmentation, ne produise pas très rapidement d’énormes effets collectifs de déstabilisation psychologique. C’est là le vrai facteur inconnu de cette crise qui va ressembler de plus en plus, dans notre perception, à une sorte de “crise finale” d’une civilisation arrivée parallèlement au terme de sa perversité déchaînée et au sommet de sa puissance aveugle. Cette déstabilisation psychologique précédera nécessairement les effets de plus en plus déstabilisants de la catastrophe puisqu’elle sera activée, qu’elle est en train d’être activée par les annonces de la catastrophe. Quelles en seront ses conséquences? Nous avons égaré notre boule de cristal favorite. Il suffit de savoir que cet événement-là va survenir, qu’il précédera et qu’il dominera tous les autres, pour comprendre l’utilité de scruter l’évolution des choses en y cherchant les dimensions psychologiques cachées.