La limite du contrôle des choses

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La limite du contrôle des choses


7 janvier 2007 — Est-ce la pendaison de Saddam qui marque le nouveau rythme (le momentum)? Ou bien la “prise du pouvoir” officielle des démocrates au Congrès des Etats-Unis? Faut-il un nouveau rythme, d’ailleurs, et n’est-ce pas la pente naturelle des choses qui poursuivent leur processus de dégradation?

De nouveau, l’on observe une convergence d’événements qui pourraient mener à ce que nous désignerions comme “le chas de l’aiguille” et qui peut être également qualifié de “moment de vérité”, — c’est-à-dire, une possibilité de plus d’un “moment de vérité”, puisqu’il y en eut avant dans ces temps exceptionnels et exceptionnellement riches en possibilités de catharsis. Il s’agit effectivement d’un moment cathartique où les capacités explosives des événements, activées par le sentiment de leur propre impuissance des acteurs les plus agressifs, conduisent leur potentialité à une réalisation qu’on espère libératoire et qui peut au contraire révéler la perte complète du contrôle des événements. Les trois grands acteurs du courant déstabilisateur et déstructurant accéléré depuis 9/11 sont chacun confrontés à des situations de blocage qui doivent leur paraître de plus en plus insupportables. Il y a la tentation presque désespérée de la nécessité de l’acte qu’on espère décisif, la fameuse tentation des esprits faibles, du quitte ou double, du tout ou rien.

Washington, Israël et d’une certaine façon Londres, chacun avec un sentiment d’isolement qui lui est propre, semblent expérimenter cette même pente. Ce n’est pas nouveau mais la dégradation constante rend les remous de l’échéance de plus en plus dangereux. Chaque situation interfère sur les autres pour les exacerber.

• A Washington, les projets de renforcement des forces US en Irak de GW Bush se concrétisent de plus en plus dans la possibilité d’un affrontement constitutionnel avec le Congrès. Au-delà, bien entendu, c’est la perspective d’un affrontement constitutionnel majeur entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, — et cette perspective s’est très rapidement nichée dans les esprits, en quelques jours, depuis l’installation du nouveau Congrès. Peter Beaumont et Paul Harris, du Guardian, résument ainsi cette situation, aujourd’hui même :

«Bush's apparent determination to send extra troops, rather than set a timetable for withdrawal, represents a rejection of the Iraq Study Group report, which said US policy was not working and urged talks with two of Iraq's neighbours, Iran and Syria. It also sets the stage for a major battle between a House and Senate newly under Democratic control, put into power largely because of US voters' misgivings over his conduct of the war.»

• Israël apparaît de plus en plus nerveux quant à la nécessité, pour une stratégie enfermée dans cette notion du tout ou rien, d’attaquer l’Iran, tout en tentant d’enrôler fermement les USA (ou, dans tous les cas, leur soutien) dans ce projet. Les bruits d’une possible attaque nucléaire qu’envisageraient les Israéliens ajoutent évidemment à cette tension une force dramatique et même apocalyptique qui n’a nul besoin d’être explicitée. A cela se mélange le goût paradoxal d’un possible montage, tant l’article du Times auquel nous nous référons pour l’hypothèse d’une attaque nucléaire israélienne apparaît, presque explicitement, avec la fonction affirmée de jouer également un rôle provocateur de désinformation. Pour finir cette journée, le démenti israélien pourrait aussi bien ne convaincre personne, ou bien renforcer un peu plus l’idée que les militaires ont, en Israël, une autonomie à mesure de la faiblesse du gouvernement Olmert traînant ses blessures politiques de l’échec face au Hezbollah, l’été dernier.

• Le Royaume-Uni est un acteur de plus en plus mineur dans ce trio à cause de l’affaiblissement de sa direction et de l’épuisement de ses ressources dans une politique dont l’irrationalité stratégique ne cesse de s’affirmer. Mais l’isolement de Tony Blair, encore démontré à l’occasion de la pendaison de Saddam, avec la tentative de correction in extremis qui en rajoute plutôt, est en soi un de ces facteurs déstabilisants. Blair est réduit à un affaiblissement dramatique, il ne lui reste que quelques mois de pouvoir ; pour cette sorte de psychologie dont l’exacerbation est proche de la pathologie, c’est au contraire un encouragement à une action qu’on jugerait décisive ; à défaut d’action concrète, il s’agirait de prises de position politiques extrêmes, encourageant les actions des comparses dans cette montée de la tension.

La puissance aux abois

Dans tous les cas, ce qui domine partout, c’est la sensation de l’irrationnel. Il n’est plus question de “plan”, de grands projets impériaux, de Grand Dessein et d’ambitions soi-disant civilisatrices pour imposer l’ordre occidental. Il est question d’une force soi-disant puissante qui se trouve dans une situation proche d’être désespérée, mise aux abois par la résistance de l’ordre naturel qu’on a voulu contraindre.

Ces puissances sont notamment victimes de l’incomparable médiocrité de ceux qui les mènent, — mais complices et responsables en même temps puisqu’elles ont enfanté ces dirigeants. D’ailleurs, personne ne cherche à dissimuler, ni ne le peut, cette médiocrité qui s’exprime directement dans la perception des peuples eux-mêmes qui sont tout sauf abusés. L’impopularité des trois dirigeants (Bush, Olmert, Blair) impliqués dans ce drame monstrueux et pathétique à la fois (l’Irak, l’Iran et le reste) est confondante, autant dans leurs propres pays qu’à l’extérieur.

Le temps historique que nous vivons est unique. Il n’y a plus de ces grands stratèges, de ces psychopathes aux projets déments, animant des forces soudain déchaînées, ni de ces tromperies gigantesques qui faisaient involontairement l’admiration des observateurs et des chroniqueurs. Le conformisme des projets politiques et stratégiques est nourri par le virtualisme déchaîné des conceptions d’apparence qui le nourrissent. Il apparaît au grand jour et les projets guerriers sont souvent présentés pour ce qu’ils sont, — de piteux et coûteux exercices de dissimulation de cette même médiocrité humaine. On voit peu d’exemples, si on en voit, où des événements aussi massifs et aussi déstructurants auront été envisagés au nom de motifs si piètres et si dérisoires.

Ces politiciens montés dans l’appareil de leur système selon les procédures les plus niveleuses, donc amenés jusqu’au pouvoir par une psychologie à mesure et l’acquiescement aux exigences conformistes du système, n’ont rien, absolument rien des grands conquérants. Ils jouent un théâtre de la conquête et de l’ambition historique, mais ils n’ont aucune idée de ce que sont la puissance et la volonté ; ils font de la communication en jurant qu’ils font l’Histoire. Ils se dissimulent frileusement derrière les mots d’ordre caractéristiques de notre situation de “fin de l’Histoire”, qui révèlent évidemment une complète impuissance de la vision historique. Ils se battent, — si l’on peut appeler ce déchaînement de puissance mécanique en apparence supérieure “se battre” — au nom des valeurs apaisantes et lénifiantes qui servent à se fabriquer une bonne conscience avant même de commettre le forfait (“paix”, “démocratie”, “droits de l’homme”, avec en prime la dramatisation constamment fabriquée du destin d’Israël, cette écrasante puissance militaire dans sa zone qui ne cesse de s’affirmer chaque jour plus menacée dans son existence par des bandes disparates pour lesquelles sa direction ne cache pas par ailleurs son mépris).

Malgré tout cela, malgré tous ces montages abracadabrantesques, ils sont impopulaires, méprisés, voire marginalisés comme s’ils ne comptaient plus, jusque dans leur propre pays, dans leur capitale même. Comment décrire ce théâtre d’ombres qui se prétendent historiques sinon comme un carnaval d’impuissances maquillées en vertus qui se veulent rassurantes et en affirmations de force trop excessives pour ne pas être pathétiques? Mais il semble possible, — pour la nième fois, — que nous approchions d’un moment où le maquillage ne tient plus, où le masque peut tomber d’un moment à l’autre. C’est un moment où l’on voit la possibilité, pour ce système qui affirme sa vertu dans l’aspect très pratique du contrôle des événements et des choses du monde, d’une perte complète du contrôle des événements et des choses. La convergence des possibilités devenant probabilités proches de l’inéluctable est, cette fois, remarquable.

Par ailleurs, il y a cette autre spécificité du temps : le virtualisme. Toute cette dramatisation est, pour l’instant, pour des aspects importants, dans le champ du virtualisme. Il est très possible et même probable que nombre des prévisions pessimistes ne se réalisent pas. Pour autant, l’effet pourrait exister sans que les crises soient aussi graves qu’on peut le craindre. Pour paraphraser une formule facilement paradoxale, la situation pourrait devenir désespérée sans encore être trop grave. Notre appréciation garde l’aspect désespéré, ce qui, de toutes les façons, fera progresser à mesure la perception d’une situation en état de liquéfaction et de désintégration. Il en faudra beaucoup pour nous convaincre que ce n’est pas le cas.