Philanthropie de crise

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Philanthropie de crise


28 juin 2006 — Au temps du Watergate, le cri des commentateurs occidentaux et zélés, en général européens, en général français (on a l’anti-américanisme qu’on peut), — ce cri fut unanime et unanimement zélote : “Il n’y a qu’en Amérique que cela peut arriver”. (Cela ? Que la Loi, écartant tous les arguments du réalisme et agissant au nom du rigorisme de la vertu du Droit, renvoie son président, ou le fasse partir, parce qu’il a violé les lois.) Mais il y en eut fort peu pour dire : “comment est-il possible qu’un tel escroc soit parvenu à la présidence de la plus grande puissance du monde ?” (Encore Nixon n’était-il pas le pire puisque ses prédécesseurs firent comme lui et ne furent pas pris.)

La vertu américaniste existe, sans aucun doute ; mais ainsi est fait ce pays, à l’image des puritains originels et en l’absence de réelle puissance publique, que lorsque cette vertu se manifeste c’est que le vice a pris ses aises et qu'une menace mortelle presse l'édifice. Avec les “méga-donations” de Bill Gates et de Warren Buffet ($60 milliards à eux deux), nous y sommes. La vertu est incontestable et elle est belle, mais elle se manifeste parce que le vice est immense. Et si la vertu américaniste se manifeste pour traiter les effets du vice globalisé, c’est qu’il y a anguille sous roche ; c’est que l’américanisme pourrait bien avoir senti que le vice globalisé a des racines américanistes…

En attendant, sur l’acte de Gates-Buffet, nous avons choisi deux réactions.

Celle du Daily Telegraph, évidemment à la gloire de la grande et éternelle Amérique (« …latest chapter in America's great philanthropic tradition… », bla bla bla), assortie des clins d’yeux qui vont bien.

« The world's richest men, the computer magnate Bill Gates and the financier Warren Buffett, announced a $60 billion (£32 billion) alliance yesterday to attack global poverty and disease. The decision by Mr Buffett to hand most of his vast personal fortune to a foundation run by Mr Gates and his wife Melinda is unprecedented both in scale and ambition.

» It marked the latest chapter in America's great philanthropic tradition which, for more than 150 years, has encouraged the country's extremely wealthy to give money to the poor.

» During a joint appearance in the grandiose New York Public Library, itself a monument to early 20th century philanthropy, Mr Gates said of the gift: “It's almost scary. If I make a mistake with my own money it just doesn't feel the same as making a mistake with Warren's money.”

» Mr Buffett, known as the ‘Sage of Omaha’ for his uncannily successful investment record, caused some laughter by promising not to assess Mr Gates's efforts more than once a day.

» Looking at the Microsoft founder, he explained: “You can do a better job of giving it away than I can.” »

Celle du New York Times de ce jour. Le très court texte a l’avantage de mettre les points “sur les i”: le geste de Gates-Buffet n’est en rien une attaque, même indirecte, même freudienne, contre le système. C’est un acte d’individus qui se sont enrichis conformément au système et qui soutiennent ce système. Ils soutiennent notamment les aspects de ce système qui encouragent les super-riches à jouer un rôle philanthropique pour aider à la défense des structures de ce même système parfois menacées par ses propres outrances (suivez notre regard vers les pratiques excessives de la bande GW-Cheney, tant au niveau de la corruption que de la détaxation des super-riches).

« The news of this super-donation comes at a time when one of the biggest incentives to give to charity, the U.S. estate tax, is under assault by antigovernment ideologues who portray it as theft of the fruits of capitalist endeavor. Buffett himself has publicly dismissed that notion and supported the estate tax for its role in emphasizing merit over inheritance as the means for advancing in American society.

» The estate tax spurs giving because gifts to charity are exempt. Several studies, including one by Congress's own budget agency, have shown that repealing the tax — or drastically lowering the tax rate, as the bill now before Congress would do — would sharply curtail charitable contributions.

» Philanthropists like Buffett and Gates are not up in arms over the estate tax because they voluntarily redistribute much of their wealth. But for the mega-rich who aren't so inclined, the estate tax is a useful tool to make sure that from those to whom much has been given, something is required. »

La philanthropie comme réponse à la crise

Laissons les concerts de louanges puisque d’autres s’en chargent. La question de la philanthropie US est intéressante. L’acte de Gates-Buffet fait partie de ce qu’on nomme “la philanthropie moderne”, inaugurée par John D. Rockefeller et Andrew Carnegie à la fin du XIXème siècle.

Quelques explications intéressantes, extraites des récents Mémoires (chez de Fallois) de David Rockefeller, petit-fils du premier et grand John D :

« En s’adonnant à la philanthropie, Grand-père se pliait à l’injonction religieuse de la dîme qui consiste à donner un dixième de ses revenus à l’Eglise et à d’autres causes louables. Ses dons augmentaient en proportion de ses gains et atteignaient habituellement la dîme qu’il s’était engagé à verser. Vers le milieu des années 1880, Grand-père trouva difficile de s’occuper lui-même de ces dons qui étaient devenus une des principales sources de sa tension nerveuse. Car il se sentait obligé non seulement de donner, mais de donner judicieusement, ce qui est beaucoup plus difficile. “Il est facile de faire du mal en donnant de l’argent”, écrivit-il. Ses revenus annuels dépassaient alors le million de dollars et se débarrasser de ne serait-ce que 10 pour cent de cette somme accaparait tout son temps. Il finit par faire appel au révérend Frederick T. Gates, un pasteur baptiste à qui il confia la mission de mettre au point une méthode d’évaluation plus réfléchie et plus systématique, afin de faire le tri parmi les particuliers et les organisations qui sollicitaient des fonds. Par bonheur, Gates était un homme instruit et d’une très grande perspicacité. Au cours des décennies suivantes, de concert avec Grand-père, il organisa la distribution de plus de la moitié de la fortune ; le plus gros de ce qui restait revint à Père, qui consacra sa vie à poursuivre et à étendre leur œuvre.

» Certains ont dit que Grand-père et Père ont été avec Andrew Carnegie les inventeurs de la philanthropie moderne. C’est peut-être vrai, mais c’est peut-être aussi trop revendiquer. Ils ont tous deux mis l’accent sur le fait que la philanthropie ne pouvait pas se contenter de traiter les symptômes des problèmes sociaux, mais devait en comprendre les causes et les éliminer. Cela les amena à adopter une approche scientifique et à soutenir le travail d’experts dans de nombreux domaines.

» Le premier grand projet philanthropique de Grand-père fut la création de l’université de Chicago dans les années 1890. Ce n’est cependant qu’au début du XXe siècle que Grand-père quitta les affaires et se consacra essentiellement à la philanthropie. Une de ses premières initiatives fut l’Institut Rockefeller pour la recherche médicale, fondé en 1901.

» En concertation étroite avec Gates, mon Père et le premier directeur de l’institut, le Dr Simon Flexner, Grand-père eut l’idée d’établir un centre de recherches sur le modèle des Instituts Pasteur et Koch en Europe. Pour ce faire, il suivit les principes qu’il avait appliqués à la Standard Oil : il engagea des hommes compétents et leur laissa carte blanche. Bien que très engagé dans le projet à ses débuts, Grand-père mit un point d’honneur à ne pas trop se mêler de la gestion de l’institut, une fois celui-ci sur pied. Il jugea bon d’en confier les rênes aux enseignants et scientifiques qui étaient des spécialistes dans leur domaine. Père devint président du conseil d’administration pour veiller au maintien d’une politique de recherche scientifique strictement indépendante. »

Ce texte et le contexte qu’on veut proposer ici suscitent plusieurs remarques.

• C’est effectivement la notion de “philanthropie moderne” qui importe, avec l’esprit d’organisation sociale qui l’accompagne, — envisagée au-delà des racines religieuses qui sont incontestables, — de la même façon que toute chose a, aux USA, des racines religieuses. Nous pourrions aussi bien lui donner le nom de “philanthropie de crise”, qu’elle ait été ou non conçue dans ce sens.

• Lorsque Carnegie et John D. développent leur “néo-philanthropie”, à la fin du XIXème siècle, l’Amérique connaît des temps délicats. Il y a eu, depuis 1865 et la liquidation du Sud comme dernière barrière au développement du capitalisme de force, 25 ans de capitalisme sauvage d’une puissance prédatrice inouïe, avec ses illégalités considérables et le développement de la pauvreté qui va avec, avec sa mise à sac des territoires nouveaux, avec l’affirmation du pouvoir de ces puissances privées que sont les grandes fortunes faites en quelques années (Carnegie et John D. en sont les exemples), avec cette action dite de “la destruction créatrice” avant la vogue de l’expression. A partir de 1890-91, une réaction populiste très puissante se développe, au point où l’on put envisager que le parti populiste remplaçât les démocrates comme deuxième parti ; qui plus est, en 1893 s’installe une situation de dépression économique. C’est une de ces périodes où le système peut se juger menacé. C’est alors qu’apparaît notre “philanthropie de crise”, dont on voit qu’elle est ainsi justement nommée. On peut alors donner une autre signification à la phrase : « [Carnegie et John D.] ont tous deux mis l’accent sur le fait que la philanthropie ne pouvait pas se contenter de traiter les symptômes des problèmes sociaux, mais devait en comprendre les causes et les éliminer. » On comprend qu’il s’agit de mesures d’urgence pour renforcer la structure sociale, à la fois pour mieux encadrer la population et lui donner de meilleures opportunités, deux mesures nécessaires pour protéger le système. On avait alors le sens de la responsabilité.

• De ce point de vue, l’initiative Gates-Buffet est aussi une “philanthropie de crise”. Le terrain d’action du capitalisme américain est évidemment la planète, dans le cadre de la globalisation qui est le faux-nez de l’américanisation du monde. Il s’agit donc d’aider les pauvres, c’est-à-dire de faire en sorte de contenir et de réduire les tensions qui menacent le système global de l’américanisme. (On peut proposer l’inverse : réduire les tensions qui menacent le système, c’est-à-dire aider les pauvres.) De toutes les façons, comme le montrent de façon lumineuse les Mémoires de David Rockefeller, les super-riches américains qui ne sont pas encore tombés dans la décadence absolue style-Enron (et style-Forgeard en Europe) cultivent à la fois la vertu de l’amas de gain jusqu’à des sommets himalayesques et la vertu de considérer leur activité comme investie d’une dimension morale qu’il importe régulièrement de rencontrer, en espèces sonnantes et trébuchantes. En d’autres mots, l’initiative Gates-Buffet nous montre que le super-capitalisme US conserve, dans ses têtes les plus lucides, assez de netteté de jugement pour reconnaître d’une part que la “destruction créatrice” qui secoue la planète est une responsabilité américaniste, d’autre part qu’on a atteint de ce point de vue la limite critique de la crise menaçante.

• La question est bien de savoir si Gates-Buffet auront autant d’effets que John D.-Carnegie au début du XXème siècle. Les seconds travaillèrent sur la substance sociale américaniste, facile à modeler et à influencer ; les premiers ont le vaste monde devant eux, avec la politique absurde de GW pour corser le tout. On verra, mais ce n’est pas gagné d’avance.

L’individualisme comme clef de la philanthropie

Mais l’essentiel est ailleurs et au-delà : c’est la question du sens de cette situation. Pourquoi et comment est-il nécessaire que des fortunes privées se donnent en partie à des tâches de structuration ou de restructuration sociale qui sont des nécessités de défense du système? La réponse est simplement que nul ne le fera si elles ne le font pas. S’il le faut et puisqu’il le faut, les fortunes se substituent à l’État qui n’existe pas fondamentalement. (David Rockefeller note que son grand-père a fondé un institut à l’image de l’Institut Pasteur ou de l’Institut Koch : le privé américain prend en charge ce qu’assument les pouvoirs publics en Europe.)

L’Amérique est fondée sur un individualisme absolu et sans limites. Cela implique l’absence d’une puissance collective transcendantale, un État régalien ayant pour tâche fondamentale de créer, d’entretenir et d’utiliser le “bien public” ou “bien commun”. Dans le système américaniste, il n’y a rien qui doive exister “en commun”. Tout est en théorie “privatisable”, c’est-à-dire soumis au verdict de l’argent. Tout est mouvement, affaire de compromis, de rachat, d’échange. Le partage se fait avec des ententes, des règles, des vertus, etc., qui tiennent entre leurs bornes ce processus dynamique dont le but ultime est de permettre et de favoriser l’action individualiste, et principalement l’enrichissement de l’individu.

Dans ses Carnets sur son voyage en Amérique, à la date du 1er juin 1831, Tocqueville note : « Les hommes qui vivent sous ses lois sont encore anglais, français, allemands, hollandais. Ils n’ont ni religion, ni mœurs, ni idées communes ; jusqu’à présent on ne peut dire qu’il y ait un caractère américain à moins que ce soit celui de n’en point avoir. Il n’existe point ici de souvenirs communs, d’attachements nationaux. Quel peut donc être le seul lien qui unisse les différentes parties de ce vaste corps ? L’intérêt. »

En un sens, rien n’a vraiment changé. Le communautarisme et le multiculturalisme sont les expressions modernes et sophistiquées de la diversité jamais réduite de l’Amérique. Si certains Américains s’en émeuvent comme on le voit aujourd’hui, notamment devant l’“invasion” latino, c’est bien que le système est en crise. Les artefacts culturels et politiques proposés depuis 150 ans en guise d’apparente unification sont des produits de la communication et non de l’histoire. Ils ne sont pas faits par les événements de l’histoire du monde mais par les relations publiques et la publicité (d’abord nommée “réclame”), la presse, le cinéma, la télévision, etc. Tout cela tient grâce au conformisme qui fait régner une discipline de fer pour la forme de la pensée.

En profondeur, l’Amérique est resté ce pays “privatisé”, étranger à toute transcendance commune, que découvrait Tocqueville. Ce pays est fort prompt à revenir vers cette tendance dès qu’une dérive possible apparaît (réaction anti-FDR et son esquisse de politique sociale, amorcée dès 1945 et achevée à partir du début des années 1970, notamment au travers d’initiatives telles que le “manifeste Powell”). Cela n’interdit pas à certaines belles âmes, — il en existe, bien entendu, — d’envisager l’idée qu’elles ont une responsabilité vis-à-vis du système qui leur a permis de faire et de développer leurs fortunes, et que cette responsabilité est pressante en temps de crise. L’idée de la “philanthropie moderne” exprime cette responsabilité.

Les choses l’une dans l’autre, la “ philanthropie moderne ” n’est en réalité ni un exemple vertueux de l’américanisme ni une gloire de l’Amérique, c’est une fonctionnalité utilitaire. Tout le reste est coloré, de façon suspecte et très américaniste, d’un sentimentalisme de midinette.


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