L’absence de débat sur l’Irak aux USA : la légitimité et l’existence du système sont directement en cause

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L’absence de débat sur l’Irak aux USA : la légitimité et l’existence du système sont directement en cause


2 octobre 2005 — Un article du 24 septembre de William S. Lind, que nous avons souvent cité (voir par exemple notre F&C du 11 août), s’avère d’un prodigieux intérêt. Il est basé sur une idée qu’on retrouve souvent chez Lind, une idée particulièrement riche. Son article la rappelle et cite une intervention qui se rapproche de sa propre réflexion. Il s’agit de la mise en cause fondamentale de la légitimité du système US par la guerre en Irak.

Lind cite un article de Georgie Ann Geyer, dans le Washington Times du 17 septembre : « In her column, Miss Geyer quoted at length the remarks of former Ambassador Charles W. Freeman, Jr., who represented the United States in Riyadh during the First Gulf War:

» “The Anglo-American invasion of Iraq cost my country thousands of lives, eroded the American military and destroyed the Iraqi state . . . It has generated at least three different insurgencies and, by some estimates, multiplied our enemies 10 times. Look at the resurgent Taliban in Afghanistan – Iraq is becoming the cause of the very problems it was supposed to control . . .”

» Moreover, he said, we have gotten mired down in Iraq in “fourth-generation warfare,” simply warfare between wildly asymmetric forces, such as the formal and structured American military against the footloose insurgents or guerrillas. “What fourth-generation warfare has as its dominant character is its objective being to influence the mind of the leader, i.e. the U.S., and to convince the leader that his objectives are unattainable by at least reasonable amounts of force,” he continued. “This kind of warfare is one that we've never won.” »


S’il est d’accord sur l’analyse générale, Lind ne l’est pas sur l’interprétation fondamentale que Freeman fait de la guerre en Irak (la guerre de la quatrième génération): «  But in his remarks on Fourth Generation war, the ambassador seems to have fallen into two common misconceptions. Fourth Generation war is asymmetrical, but it is asymmetrical on a much broader scale than simply the pitting of a conventional army against guerillas. The larger asymmetry is political. Fourth Generation was pits a state, or alliance of states, against a shifting mass of opponents of wildly varying motives and goals. Among the problems that presents is that the state has no one to talk to about making peace. Who does Mr. Kissinger sit down with in Paris this time? »

Georgie Ann Geyer poursuit et Lind la suit à la trace. Finalement, il redresse en partie son appréciation initiale, ou ce qu’a pu faire croire la réserve qu’il a émise. Voici ce qui le fait partiellement changer d’avis (citation de Georgie Ann Geyer dans son texte du 17 septembre): « Then Ambassador Freeman . . . came to the core of the problem. The “party adversary system” in America has broken down. ‘Patriotism’ is confused with accepting whatever policy the government lays down. There is no national discussion on the war at all. More telling was the lack of debate even in Congress over the war: “This is not,” he averred strongly, “just a political problem; it is a systemic breakdown in America.”s  »

Lind retrouve sa propre pensée principale, — à savoir que c’est la légitimité du système qui est ici en cause. (Même si Lind définit la guerre de la quatrième génération comme une attaque contre la légitimité de l’État adverse, c’est bien de “système” qu’il faut parler et non d’“État”.) La conclusion de l’article de Lind vaut alors d’être citée in extenso, tant elle s’avère d’une réelle richesse pour mieux mesurer l’avancement de la réflexion sur la profondeur de la crise aux Etats-Unis : « That is just what Fourth Generation opponents strive for, a systemic breakdown in their state adversary. The danger sign in America is not a hot national debate over the war in Iraq and its course, but precisely the absence of such a debate – which, as former Senator Gary Hart has pointed out, is largely due to a lack of courage on the part of the Democrats. Far from ensuring a united nation, what such a lack of debate and absence of alternatives makes probable is a bitter fracturing of the American body politic once the loss of the war becomes evident to the public. The public will feel itself betrayed, not merely by one political party, but by the whole political system.

» The primum mobile of Fourth Generation war is a crisis of legitimacy of the state. If the absence of a loyal opposition and alternative courses of action further delegitimizes the American state in the eye of the public, the forces of the Fourth Generation will have won a victory of far greater proportions than anything that could happen on the ground in Iraq. The Soviet Union’s defeat in Afghanistan played a central role in the collapse of the Soviet state. Could the American defeat in Iraq have similar consequences here? The chance is far greater than Washington elites can imagine. »


On observera, pour terminer, plusieurs points qui ressortent de cet article de William S. Lind.

• La conjonction d’analyse entre Lind et l’ambassadeur Freeman, sans concertation et même à partir de prémisses différentes (le rôle et la substance de la guerre de quatrième génération), est un signe très impressionnant. Aujourd’hui, une partie non négligeable des élites du système (ou en marge du système, et devenue clairement adversaire du système comme Lind) juge que la guerre en Irak avec ses conséquences aux USA recèle un ferment d’effondrement du système américaniste. Il n’est plus question de la possibilité d’une “défaite” type Viêt-nam mais bien de la possibilité d’un effondrement type-URSS en 1989-91.

• Le fait de l’absence de débat aux USA, malgré l’existence d’une opposition à la guerre et malgré qu’une majorité du public soit contre cette guerre, est une indication particulièrement inquiétante. C’est le contraire du “patriotisme”, devenu une caricature de ce qu’il était (Freeman) ; c’est évidemment le contraire de l’affirmation de l’unité de la nation. « The danger sign in America is not a hot national debate over the war in Iraq and its course, but precisely the absence of such a debate, [...]Far from ensuring a united nation, what such a lack of debate and absence of alternatives makes probable is a bitter fracturing of the American body politic... »

• Le rôle du parti démocrate est fondamental, paradoxalement dans un sens négatif pour le système alors qu’il est complètement aligné sur le système (« ...the absence of such a debate – which, as former Senator Gary Hart has pointed out, is largely due to a lack of courage on the part of the Democrats »). Le parti démocrate a sauvé le système à deux reprises en jouant un rôle de soupape de sécurité ; en 1968-72, en donnant, avec en 1968 McCarthy et Robert Kennedy jusqu’à son assassinat, et en 1972 McGovern, une forme politique à l’intérieur du système à l’opposition publique à la guerre du Viêt-nam voulue par le système ; surtout, en 1933 (la Grande Dépression), avec Franklin Delano Roosevelt qui, de l’intérieur du système, offrit une alternative réformiste radicale, proche d’être révolutionnaire, à une population sur le point à la fois de s’effondrer et de se révolter. Aujourd’hui, le parti démocrate est incapable de jouer ce rôle : il a été trop perverti par le système (la présidence Clinton a une responsabilité historique dans la chose) et le système est devenu trop aveugle dans son déchaînement pour supporter même une opposition de convenance au sein de lui-même pour le sauver.

• Le rôle de la guerre en Irak est un formidable abcès de fixation de la crise. L’équivalent n’est décidément pas le Viêt-nam mais l’Afghanistan pour les Soviétiques. Lind et sans doute Freeman, et d’autres de plus en plus nombreux (également hors des USA, comme Olivier Todd en France), pensent que le régime américaniste est à bout de souffle et que l’Irak est le levier qu’a trouvé l’Histoire pour précipiter sa chute, comme fut l’Afghanistan pour l’URSS (Lind : « The Soviet Union’s defeat in Afghanistan played a central role in the collapse of the Soviet state. Could the American defeat in Iraq have similar consequences here? The chance is far greater than Washington elites can imagine. »).

• On observera encore que ces craintes fondamentales pour le régime/pour le système commencent à gagner les secteurs les plus modérés du système, les milieux les plus acquis au système. Le rapport publié le 29 septembre par le professeur Menzie Chinn et endossé par le CFR en est un signe.