Y aura-t-il un crash du JSF-TINA?

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Y aura-t-il un crash du JSF-TINA?

15 octobre 2008 — Le programme d’avion de combat JSF a été dès le départ engagé dans son développement, selon une “narrative” qui, si elle n’avait guère de rapport avec la réalité, avait les séductions de la simplicité impérative et naturellement hollywoodienne. L’argument essentiel de la “narrative” est nommé “TINA”. On peut donc avancer que la principale version du programme JSF est TINA, le JSF-TINA si vous voulez.

(Qu’est-ce que TINA? Répétons-le, – il s’agit de l’acronyme, que nous avons découvert dans un texte de Madeleine Bunting, du 6 octobre, qui existait depuis fort longtemps, – honte sur nous de l'avoir ignoré, – puisqu’il remonte à Thatcher, de “There Is No Alternative”; ou bien “Il N’y A Pas d’Alternative”, ce qui pourrait donner INAPA en français, acronyme dont on conviendra qu’il est tout aussi bienvenu, – gardons-le en réserve pour une utilisation éventuelle.)

L’argument essentiel du JSF était donc, dès l’origine, que le programme serait si extraordinaire, si exceptionnel, si monopolistique dans sa puissance brute et d’influence, dans un cas de similitude presque mimétique de la puissance US, qu’il écraserait, qu’il éparpillerait tous ses concurrents, qu’il n’y aurait même pas de concurrents, qu’on n’oserait pas lui opposer de concurrents (d’où la colère des dirigeants du programme lorsque quelqu’un s’avise de proposer un concurrent au JSF, – “quoi, quoi!”, comme disait le roi Georges III de Le folie du roi George)… Le programme JSF serait le programme TINA, l’avion pour lequel il n’y aurait pas d’alternative, et la chose était affirmée avec une extraordinaire certitude de puissance et de victoire. Ainsi démarra le JSF-TINA, sans la moindre anicroche.

Par exemple, en Italie, le JSF-TINA triomphe, – ou, disons, continue de triompher dans les cénacles calibrés pour la chose. Un très récent séminaire, le 6 octobre à Rome, à l’occasion d’une étude de l’Istituto Affari Insternazionali sur le cas de l’avion de combat, a montré que l’argument essentiel est bien TINA/INAPA. La réunion a été en général une ode au JSF, avec l’argument qu’il n’existe aucun autre avion capable d’effectuer ce qu’effectue le JSF, c’est-à-dire à peu près tout, sinon un peu plus, – “There Is No Alternative”. L’Italie est, de loin, le pays le plus roboratif dans cette orientation, du moins en paroles. Parmi les suggestions générales entendues dans ce séminaire:

• « …Par conséquent, il faut laisser mourir graduellement l’Eurofighter de mort douce, d’euthanasie naturelle quoiqu’éventuellement accélérée», observe une source.

• Nous avons appris au cours de ce séminaire qu’il importait de faire pression sur l'Allemagne et la France pour que ces deux pays achètent également le JSF. («Au cours d’un échange, nous nous avons appris que, pour l'Allemagne, ce serait plus facile que pour la France... l'attaché à l'armement allemand a bondi de son siège!»)

L’Italie est devenue une exception sémantique, du moins dans les milieux qui rassemblent cette sorte de séminaire, où l’engagement pour le JSF est décrit comme total et sans retour. Dans la réalité italienne, peut-être faut-il tempérer ce constat parce que les nouvelles sont moins bonnes. Le 7 octobre, le ministère hollandais annonçait avoir reçu (en même temps que les Américains et les Britanniques) la notification par le gouvernement italien que l’Italie ne participerait pas à la phase dite IOT&E (Initial Operational Test And Evaluation) du programme. En conséquence, l’Italie abandonne le projet d’acheter un avion d’évaluation cette année comme Lockheed Martin le lui avait demandé. (Par ailleurs et dans la même communication, l’Italie fait part à ses partenaires de son enthousiasme non diminué, sinon des crédits amputés, pour le JSF.)

Le site DID (Defense Indudstry Daily) fait ce 12 octobre ce qu’on nomme dans le jargon journalistique, – enfin, on le disait de notre temps, – un “reprend et complète” sur l’état du programme, notamment à la lumière de la controverse, en Australie, sur les capacités air-air de l’avion. Cet “état du programme” n’est pas terrible, comme on le voit avec ces trois premiers paragraphes de l’article

«The F-35 Joint Strike Fighter/ Lightning II program is reaching a critical nexus. In order to keep costs under control and justify the industrial ramp up underway, participating countries need to sign order agreements within the next year or so. The F-35 is not a proven fighter design that has demonstrated a baseline of performance in service, however; it is a developmental aircraft in the early days of its test program, which is scheduled to continue until 2013.

»As one might expect, that status makes the F-35 a controversial long-term bet in many of the program’s member countries. The USA is looking at its budgets, and has concluded that it can afford about half of the annual aircraft buy it had planned during the program’s early years. Its fellow Tier 1 partner Britain is reportedly re-evaluating its planned F-35B order in light of rising costs and problematic defense budgets. Sharp controversy has erupted in Tier 2 partner the Netherlands over long-term costs and industrial arrangements, leading to political pressure for a competitive bid. Tier 3 partners Norway and Denmark have both traveled down that same road, and are holding open competitions that pit the F-35 against Saab’s modernized JAS-39NG Gripen.

»Australia hasn’t yet reached that point, but September 2008 has featured a very public set of controversies around the F-35’s performance. In the current environment, the altercation in Australia has become a controversy with implications, and responses, that have reached well beyond that continent’s shores.»

On remarque que DID signale des difficultés du programme au Royaume-Uni, récemment (le 28 septembre) détaillés dans The Times. Nous avons raté la chose, sans doute trop accaparés par d’autres crises, d’autres horizons. Nous la signalons donc, avec quelques détails donnés par le Times.

«Britain is considering pulling out of a £9 billion project with America to produce the new Joint Strike Fighter (JSF) aircraft, intended to fly off the Royal Navy’s forthcoming aircraft carriers. The move is part of an increasingly desperate attempt to plug a £1.5 billion shortfall in the defence budget. The RAF’s 25 new Airbus A400 transport aircraft could also be at risk. Studies have now been commissioned to analyse whether Eurofighters could be adapted to fly off the carriers.

(…)

»The possible ditching of the JSF results in part from spiralling costs that have seen the price of the planned 150 British aircraft rise from the original £9 billion estimate to £15 billion. Britain has already paid out £2.5 billion in preliminary costs but next spring must start paying for actual aircraft. At that point it is committed to the entire project whatever the price. Once full production begins, Britain will be paying more than £1 billion a year for the aircraft, exacerbating the already dire state of the Ministry of Defence (MoD) budget. “That has really concentrated minds at the MoD,” said Francis Tusa, editor of Defence Analysis. “Put simply no-one has the faintest idea how much this project will cost.”

»The cost is only part of the problem. There is serious concern over the aircraft’s lack of firepower as it can only carry three 500lb bombs, compared with as many as eight on the Eurofighter. There is also increasing frustration over the continued American refusal to share information on the technology involved.»

TINA devient médiocrement TMBAA

Il est vrai que le programme JSF n’est pas au mieux de sa forme. Contrairement à ce qu’écrit DVD, il ne nous semble pas que le constat ainsi énoncé soit si évident: «As one might expect, that status makes the F-35 a controversial long-term bet in many of the program’s member countries…» Il n’est pas du tout normal que le climat dans le programme JSF soit si peu enthousiasmant et assez peu enthousiasmé, y compris à ce stade du développement, simplement parce que les partenaires vont devoir choisir de faire le pas supplémentaire d'un début de commande avec un avion dont on sait fort peu de choses sur le plan opérationnel. (Que nos journalistes appointés se rappellent de l’enthousiasme des quatre plumes européennes qui signèrent le contrat F-16 pour 352 exemplaires, en juin 1975 au Bourget, alors que le F-16 qui volait devant eux était encore le YF-16, sans aucune capacités opérationnelle démontrée, alors que l’USAF ne l’avait même pas encore commandé.) Ce n’est pas comme ça que les choses devaient se passer, mais plutôt comme à la fin 2006 où tous les partenaires signèrent sans rechigner un accord intermédiaire pour confirmer leur engagement dans la phase de développement, ou, mieux encore, comme en 2002, quand tout le monde signa l’engagement initial dans la joie du triomphe réalisé.

Les diverses difficultés rencontrées par le JSF dans les pays partenaires ne montrent aucune unité réelle. Au Royaume-Uni et même en Italie, ce sont les difficultés budgétaires des deux pays concernés. En Hollande, ce sont des polémiques sur les conditions de sélection, y compris les conditions initiales du choix de l’engagement dans le programme en 2002. En Australie, ce sont les capacités opérationnelles de l’avion qui sont mises en question. Au Danemark et en Norvège, c’est simplement un aspect formel qui dit, non sans arrière-pensées suspectes: “Nous ne sommes engagés que dans un programme de développement; le choix de l’achat de l’avion doit suivre un processus indépendant de sélection contre d’autres concurrents, ce qui est en train d’être fait”. En Israël, c’est l’habituelle absence de problème lorsqu’il s’agit d’“acheter” un avion US, – parce que, comme l’a dit un participant français au séminaire italien signalé plus haut, «si les USA offraient 25 JSF ou plus à la France gratis (comme à Israël), alors la France les prendrait bien volontiers».

Ce manque d’unité des récriminations est en soi une indication de l’inverse, – qu’il y a effectivement une crainte commune et un doute général qui concernent un objet semblable. C’est ainsi que l’on peut raisonner à propos de ce programme où la “narrative” imposée par les USA et épousée par les partenaires est si forte qu’il n’est pas (encore) concevable d’exprimer un sentiment réel sur le fond, surtout lorsqu’il s’agit d’une crainte et d’un doute communs. La diversité même du phénomène (récriminations) est paradoxalement la démonstration de la communauté du sentiment. La nervosité extrême dans le “camp du JSF” aux USA, où l’on parle de “complot”, témoigne sans aucun doute, a contrario, de l’existence de ce sentiment commun de malaise.

Le destin du programme JSF suit d’une façon révélatrice le destin de l’Amérique. Il le suit du point de vue de ses avatars. Depuis la période triomphante qui aboutit, en 2002 (au moment où la puissance US semblait à son zénith), à l’engagement des partenaires dans le programme, les choses n’ont fait que se dégrader (de même que la puissance US n’a cessé de se dégrader). Il le suit également dans son esprit, car le système US avec ses ors et ses pompes, et son “laisser faire” les marchés, nous est présenté depuis quelques années, voire de nombreuses années, voire des décennies, comme TINA, sans alternative possible, comme l’est effectivement le JSF. Il le suit enfin du point de vue de son influence, exactement à l’image de l’influence de la puissance US sur le reste du monde. Même s’il semble y avoir des correspondances précises dans certains cas (UK et Italie), ce qui n’est pourtant pas assuré, il est particulièrement significatif et symbolique que toutes ces récriminations apparaissent au moment où la puissance US est confrontée à la crise centrale de son système financier, impliquant une dramatique perte d’influence après un déclin continu. Le déclin de la puissance US, le déclin de l’image de la puissance US et de l’influence qui va avec, correspondent à l’évolution de la situation du programme JSF. Par conséquent, et mise à part la révérence à la “narrative” dont la validité subsiste encore dans la mesure où tout le monde (y compris les partenaires) y a souscrit, l’on comprend parfaitement que la crainte et le doute communs concernent d’une façon générale la validité et la sureté du programme, et qu’ils ont eu quelques années pour naître et se développer sourdement.

Cela n’est évidemment pas fini. Il est caractéristique, comme un signe du destin si l’on veut, que les engagements renouvelés demandés aux partenaires (l’achat à un prix très élevé de quelques avions d’évaluation de la phase Initial Operational Test & Evaluation, dont l’Italie s’est dégagée) vont devoir se faire au moment où le Pentagone s’engage dans une phase cruciale. Il est quasiment assuré que les grands programmes en cours vont être l’objet d’un examen très attentif et que, au mieux, des mesures de restriction et d’allongement seront prises. Le JSF n’échappera évidemment pas à cela. Cela est la meilleure des hypothèses, la pire étant celle qu’envisage William Pfaff dans son article du 3 octobre sur «The Threat of a Pentagon Crash», où il trace un parallèle entre le système financier US et le système militaro-bureaucratique du Pentagione.

«The economic crisis that has now overtaken the United States can be interpreted as the logical result of a financial system that had reached the point where there was no limit to what you could take out of it even when you were incapable of understanding the transactions taking place.

»Less apparent to most people but just as real are the signs of an impending crash of an American military system in which, since the end of the cold war, Pentagon dysfunction has metastasized so uncontrollably as to scandalize both the man who was Defense Secretary when the so-called war on terror began, and the current Secretary, Robert M. Gates, the man now in charge as that war mutates into the “Long War.”»

…Dans ce cas, il serait logique, sinon impératif, d’envisager “the threat of the crash of the JSF programm”.

Tout cela explique aisément, de façon bien plus satisfaisante que le “critical nexus” qu’envisage DVD comme un cas normal et courant, le climat qu’on tente de décrire ici autour du programme JSF. Comme nous l’avons souvent écrit, ce sont les termites de l’intérieur bien plus que les loups de l’extérieur qui menacent le programme, d’autant que les loups n’étaient au départ que de tendres agneaux. Le constat que les agneaux s’agitent et commencent à avoir des humeurs nous confirme la situation générale du programme, du Pentagone et des USA.

DVD termine son article par une citation du journaliste Bill Sweetman que nous avions nous-mêmes signalée le 6 août dernier. Sweetman est encore relativement optimiste pour l’hypothèse basse de la chose mais il définit bien la position des partenaires: «If the JSF program succeeds in locking up its international partners, the project could be within reach of its goal of an F-16-like, mid-four-digit production run…. But if JSF falls short of its goals – as almost every major military aircraft program has in the past 25 years – it will throw the re-equipment plans of a dozen air arms into disarray.»

La “narrative” nous disait que le JSF était TINA. Voilà qu’il faudra peut-être s’en remettre au vaste “reste du monde” et transformer TINA et TMBAA (“There Is No Alternative” en “There Must Be An Alternative”), – beaucoup moins sexy à prononcer mais notablement plus réaliste.