Troisième Partie: 1919-1933, du “rêve américain” à l’American Dream

La grâce de l'histoire

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La grâce de l’Histoire

Le texte ci-dessous est la Troisième Partie de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire, dont la publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : « De Iéna à Verdun ») et le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : « Le “rêve américain” et vice-versa ») [Ce texte est accessible dans son entièreté. Une version en pdf est accessible seulement aux personnes ayant souscrit à l'achat de La Grâce de l'Histoire. Après avoir réalisé les formalités de souscription, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]

 

1919-1933, du “rêve américain” à l’American Dream

La période dite “de l’entre-deux-guerres” va de soi, on la nomme sans juger nécessaire quelque autre précision ; elle appelle une classification autour de ces deux bornes, 1919 et 1939, qui délimitent deux formidables événements en les liant profondément, ainsi mis en vis-à-vis puis en équivalence, puis enchaînés jusqu’à être presque confondus, dans tous les cas suggérant avec force de ne point apprécier l’un sans se référer à l’autre. Le raccourci est si précis qu’il invite fermement l’esprit à conclure avant d’avoir analysé, à souscrire au verdict général sans avoir pesé les pièces du dossier, – et, au bout du compte, à passer outre et à passer à autre chose, en prenant la thèse officielle pour le limon fécond d’une réflexion d’ores et déjà faite sur notre époque et sur la modernité. Cela est plus préoccupant qu’apaisant.

“Être invité” pour “être invité”, il me semble qu’on pourrait l’être avec plus d’espoir d’enrichissement, avec la recherche d’autres voies que les terrains battus et rebattus des phantasmes du caporal Adolf Hitler méditant Mein Kampf dans les tranchées, nous préparant la Deuxième Guerre et le reste ; que les manœuvres vicieuses de Joseph Staline caviardant le testament de Lénine et préparant l’élimination de l’imprudent Trotsky, pour nous offrir un voyage chez l’Ingénieur des Âmes ; que toutes ces fureurs contestatrices et pétitionnaires de cette classe nouvellement formée qu’on nomme “les intellectuels”, autour des toupies de l’idéologie à multiples facettes qui prétend donner du caractère au siècle. L’invitation faite à l’esprit est bornée, enfermée, regroupée, voilà ce qui me préoccupe ; et aussitôt, je veux dire dans un même élan, voilà ce qui doit nous décider à l’audace, après avoir mesuré à quelle ignorance du monde et à quelle souffrance à mesure cette recette historique nous a conduits aujourd’hui. Notre esprit, lui, se préoccupe autrement, ayant adopté un bon pas hors des sentiers battus, où il se trouve que, – bonne surprise, – l’air est vivifiant.

Voici notre résolution d’un rangement différent qui doit ouvrir l’esprit et déchaîner sa pensée. Notre regard général posé sur la période que nous avons choisie comme pivot chronologique de notre récit garde l’une des bornes en la transformant en une étape inspiratrice et répudie l’autre, pour réaliser, entre 1919 et 1933, une libération des schémas historiques qui entraînera ouverture de l’esprit et déchaînement de la pensée. Il doit être accepté, sur la bonne foi de l’auteur, qu’il ne s’agit nullement d’un caprice, ni d’un exercice de haute voltige ; il ne s’agit pas d’être brillant par goût du brio ; il ne s’agit pas d’être anticonformiste comme l’on est conformiste ; il ne s’agit pas d’une pose, ni d’un “truc”, ni d’une provocation ou d’un fond de commerce. Il s’agit de 1919 et de 1933, parce que ces deux années identifient une période qui nourrit et soulève un flux formidable de la pensée dont les embruns nous annoncent la proximité, dont les éclairs commencent à nous éclairer ; tandis que la période accouchée par la vision 1919-1939, elle, peine diablement pour nous expliquer la situation qui pèse sur nous, comment elle a enfanté le monstre que nous sommes alors qu’elle prétendit si longtemps être la référence de la vertu par les réactions qu’elle provoqua prétendument chez nos parangons démocratiques. 1919-1933, donc…

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Notre schéma a d’abord la logique des grands flux. 1919 clôt par sa démarche légaliste des Traités une période terrible, dont on prétend ainsi, par traité, amorcer la guérison, à propos de laquelle on ne fait qu’offrir une autre vision faussaire. On connaît le désordre qu’engendrèrent les Traités, les rancœurs, les insatisfactions ; on sait qu’ainsi on prépare la guerre à venir, l’inéluctable disent ceux qui ont compris les choses jusqu’à les prévoir après qu’elles se soient accomplies. Par conséquent, 1919 ne nous intéresse nullement par les perspectives qu’ouvre cette date soi-disant transcendée par les Traités, ces perspectives qui ne sont que catastrophiques, qui sont un entérinement du désastre et sa poursuite par d’autres moyens – “la poursuite de la guerre par un autre moyen” aurait pu écrire Clausewitz. Nous intéresse bien autrement, à l’inverse dirions-nous, ce que 1919 nous permet de réflexion sur le passé, pour tenter de comprendre la substance de la tragédie, en mesurer la profondeur, la puissance, en méditer les leçons ; en un mot, plus du parti de Valéry comme nous l’avons cité au début de la Première Partie, que de celui des Traités.

De ce faîte-là, de ce poste d’observation et de réflexion, la perspective est différente. De même, mais d’une façon bien plus précise et qui nous conduit, pour cette raison, au cœur de notre sujet, l’on observera d’une façon différente l’entrée sur la scène du monde d’un acteur jusqu’alors tenu sur sa réserve, quelle que fût sa puissance jusqu’alors, quelles que fussent ses ambitions. L’Amérique entrée sur la scène du monde qu’elle maîtrise déjà en partie, sans qu’on se soit avisé des conséquences de cette situation, va commencer à les faire réaliser en entier, et dans leur substance réelle, à ceux qui entendent faire de 1919 le début d’une réflexion tragique, tournée vers le passé pour nourrir une vision plus large de l’avenir.

Cette perception, qui apprécie 1919 autrement que comme l’année des Traités, conduit à considérer la Grande Guerre comme quelque chose de plus que ce conflit plus terrible que les autres. L’on devine que nous allons retrouver l’évocation faite au début de cet ouvrage puis dans la Deuxième Partie, tant cette interprétation de la Grande Guerre est centrale à notre propos, comme l’axe du monde autour duquel tourne le reste. Pour cet état de l’esprit, la Grande Guerre a marqué un paroxysme d’une crise de civilisation, ou d’un conflit de deux perceptions du monde à l’intérieur d’une civilisation, ce qui constitue le grand déchirement de notre civilisation. Cet esprit-là ne raisonne pas en termes historiques courants ; il ne juge pas d’une époque sans en mesurer la place dans l’Histoire, son rôle dans une chaîne catastrophique, les tenants et les aboutissants de cette chaîne… Pour lui, la Grande Guerre termine une séquence d’événements dans un fracas épouvantable, qui roule comme entre deux parois resserrées plongeant dans un abîme sans fond, pour mieux en ouvrir la suivante, qui dépend de la même logique. Les clameurs extraordinaires du jour de la victoire, qui saluent la fin d’un calvaire d’une telle ampleur que s’installe la conviction qu’il ne peut plus y avoir de guerre après cette guerre-là, que se développe l’illusion que l’humanité va enfin épouser la sagesse, ces clameurs dissimulent mal l’angoisse d’une hypothèse selon laquelle, exactement à l’inverse, une telle hécatombe a ouvert les digues d’un déchaînement dont on n’a pas idée. Cette vision-là interprète la Grande Guerre moins comme une guerre si intense qu’elle ne peut que mettre en évidence la nécessité de la paix, mais comme un événement qui a permis et nous révèle le déchaînement du machinisme du progrès, au moment exact, par conséquent, de la rupture, quand la technique encore maîtrisée se transforme en cette technologie dont nous allons être les esclaves. Rupture il y a, mais pour mieux nous indiquer une voie nouvelle qui serait, sans cela, restée dissimulée.

D’une façon différente, parlant alors du sens de notre appréciation, effectivement le mot “rupture” guide notre esprit et colore notre intelligence de la période qui nous importe. 1919-1933 ne doit nous être intelligible que dans cette mesure absolument contraignante qu’il y a eu 1914-1918 avant. La puissance de cet événement extraordinaire sculpte ce qui suit, exactement comme Rodin façonne, martèle et oriente la pierre, avec sa puissance extraordinaire venue de Dieu, vers ce qu’il importe qu’il crée. Cette évidence ne l’est pas tant qu’on croit, qu’elle écarterait toute inclination à en disposer autrement. Pour le thème qui nous importe, qui est, pour cette période, principalement celui d’une sorte de “redécouverte” de l’Amérique par l’Europe, principalement la France, on devrait avoir à l’esprit que l’érudition plutôt universitaire de la chose analyse le phénomène en se référant en général à la continuité de lui seul, comme si la Grande Guerre n’était qu’un cadre de rencontre, comme si elle n’était qu’accessoire, une occasion et rien de plus ; on étudie les relations entre la France et les USA, souvent dans le cadre de graves questions gravitant autour du thème de l’antiaméricanisme, en ne se référant qu’au thème lui-même. Nous procédons d’une autre façon. Le phénomène qu’on désigne en général comme de l’antiaméricanisme à partir de 1919 n’est pas, pour nous, fonction de l’évolution de la France et des USA, et de leurs rapports, avant 1919, avec les effets des événements, dont la Grande Guerre, impliqués par la chronologie même, sans plus ; au contraire, la Grande Guerre bouleverse tout, les deux pays, leurs rapports et aussi l’antiaméricanisme en tant que tel. La nature du monde change, et celle de ses composants par conséquent. L’intégration réalisée par les grands courants historiques doit être respectée, ou bien vous n’examinez que des faits devenus artefacts ; cela est comme si, voulant étudier un galet au fond d’un fleuve, vous le débarrassiez de la vase ou de la boue qui constitue sa gangue, vous le séchiez, vous en veniez à vous offusquer de sa forme imparfaite forgée par les courants et le limon, vous le déformiez littéralement en le sculptant pour qu’il retrouve sa forme originelle, – c’est-à-dire cette forme que votre raison et sa logique, appuyées sur ce que vous jugez être la connaissance, vous décrivent comme “originelle”.

Ainsi, le sentiment que nous nommons antiaméricanisme, d’ailleurs pour la facilité du propos car la chose est beaucoup plus complexe, qui serait en réalité plus justement décrit comme l’“intérêt critique pour l’américanisme”, ce sentiment, en 1919, tel qu’il apparaît, se définit pour une part très importante par cet “événement extraordinaire” de la Grande Guerre, et à mesure beaucoup moins par l’antiaméricanisme ou l’“intérêt critique pour l’américanisme” qui précéda. On doit envisager alors la forme de cet événement spécifique (la Grande Guerre), telle qu’elle apparaît en termes d’influence, pour donner au sentiment qui nous intéresse (“le sentiment que nous nommons antiaméricanisme”) la force et l’orientation qu’il a, et l’originalité qui s’en déduit, et sa complexité. A cette lumière, et pour cette aide décisive que nous lui demandons de nous apporter, il apparaît que l’essentiel de l’événement de la Grande Guerre n’est pas pour nous, pour ce propos, du domaine des idées même s’il engendre effectivement des idées. Il mérite une définition absolument attentive.

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La Grande Guerre, donc, elle non plus, ne se définit ni ne se comprend par des idées. On connaît la musique, qui résonne dans la rengaine de la dictature intellectuelle et universitaire qui accable notre destin ; quelques mots et expressions toutes faites, à la lettre près, “le déchaînement des nationalismes”, “une tuerie incompréhensible”, l’un ou l’autre, et d’autres encore, toujours le standard du jugement de série, comme la pensée figée de l’élève zélé d’une réflexion assermentée, la geste conformiste décrite pompeusement comme une geste héroïque ; l’affaire est entendue, la Grande Guerre réduite à l’étiquette, reflet et transcription laborieuse de cette pâle dictature de nos rédactions et de nos chaires ; l’étiquette aussi changeante que les énervements de cette dictature, et sa sensibilité aux caprices de la rose des vents, qui va et qui vient, qui ira et qui viendra encore… Laissons tout cela aux pensées courtes et passons aux choses sérieuses.

La Grande Guerre ne se définit ni ne se comprend par des idées parce qu’elle est d’abord matière, et matière en fureur. C’est une “guerre révolutionnaire” au sens que suggère Guglielmo Ferrero quand il analyse la campagne d’Italie de Bonaparte. (Nous y avons fait une allusion rapide.) L’analyse de Ferrero est que la guerre de Bonaparte, d’ailleurs menée par le général avec la plus grande prudence hiérarchique, en suivant attentivement les instructions du Directoire, est un événement qui, par sa brutalité et son irrespect des “coutumes” policées de la guerre du XVIIIème siècle, brise les structures politiques et sociales, en même temps que les psychologies qui les soutiennent, et rend les unes et les autres, par le fait matériel de la rupture brutale, de la désintégration qui s’ensuit, extrêmement vulnérables aux pressions de la force, qui expriment justement aussitôt une incitation terroriste et impérative aux arrangements révolutionnaires. Ce ne sont pas les idées qui fomentent les révolutions mais la destruction des structures existantes par la brutalité de la guerre qui rend possible, sinon facile, sinon évidente comme un tourbillon fou aspire dans le vide qu’il crée tout ce qu’il happe dans sa dynamique, la pénétration des idées révolutionnaires sous la forme du diktat du désordre bien plus encore que du conquérant ; c’est la puissance mécanique qui compte et crée l’illusion de l’ordre (qu’on le nomme “révolutionnaire”, “soviétique”, plus tard “libéral”, qu’importe les étiquettes qui sont justement ces idées entrées par effraction…) ; c’est la puissance des armes et du maniement de ces armes, la façon dont on réduit l’adversaire en détruisant physiquement les structures qu’il a fabriquées, et non la soi-disant “puissance” des idées ; c’est l’inverse de l’harmonie et donc de l’ordre.

Nous précisons davantage cette définition et, en cela, nous semblons aller un peu plus loin que Ferrero, ce qui s’explique aisément pour lui qui n’a pas mesuré sur la perspective toute la puissance brisante de la technologie. Cette “guerre révolutionnaire”-là (celle de 1914-1918) l’est per se, indépendamment des idées, y compris à son origine et dans ses intentions. La chronologie qui place sa naissance pendant la Révolution, au service de la Révolution, rend difficile de distinguer cet aspect mais celui-ci nous apparaît évident sur le terme, et, bien sûr, avec l’exemple éclairant de la Grande Guerre qui est le contraire d’une “guerre révolutionnaire” lors de son déclenchement – qui le devient, justement, dans son cours, parce qu’elle brise tout, installe le désordre, laisse le champ libre à l’expansion frauduleuse des idées, qui semblerait comme une explosion vertueuse des idées et qui l’est d’une vertu faussaire, celle à laquelle nous commençons à être accoutumés ; “l’explosion des idées”, certes, et l’on pourrait mieux désigner la chose, alors, comme une maladie contagieuse et foudroyante, sans prendre garde en aucun cas à son contenu ni entretenir quelque jugement sur ce contenu, sans parti-pris si vous voulez ; “l’explosion des idées” comme une pandémie des idées répandue sans préparation, mécaniquement, sur un territoire soudain rendu propice par la calamité des destructions matérielles de la guerre qui brise et saccage tout et que nul n’a vu venir. (En 1914, Lénine n’a plus aucun espoir d’imposer ses idées ; c’est chose faite, trois ans plus tard.) Il y a une réelle substance de la “guerre révolutionnaire”, qui repose dans la matière même et dans la dynamique qui lui est imposée par l’explosion de la guerre, avec les effets sur les structures en place, naturelles et physique, sociales, politiques et psychologiques. Cela n’inclut en rien l’idée, au départ, et l’idée “révolutionnaire” n’est plus qu’habileté d’opportuniste ou dans le meilleur des cas un prétexte.

Certes, à ce point, on pourrait nous faire grand reproche de faire si piètre cas de ces choses, ces “idées” qui, selon le sens commun, et le sens commun le plus élevé, ont “soulevé le monde”, ont “bouleversé le monde”, etc. – les Lumières, les idées révolutionnaires et tout le reste… Ce n’est pas la substance, la valeur, voire la force des idées que nous mettons en cause. Ce sont des réalités qui existent, qui subsistent et qui subsisteront, qui ont une fécondité, qui ont engendré bien d’autres pensées, ont nourri et enrichi l’esprit et l’ont fait progresser. Que dire de plus pour marquer la révérence et le respect que nous faisons à leur égard ? Notre propos ne porte pas sur leur substance et leur grandeur éventuelle mais bien sur la place qu’elles occupent, et, par conséquent, leur influence, dans le récit que nous offrons d’événements qui ont été, jusqu’ici, au contraire, quasi exclusivement interprétés au seul profit de la puissance des idées. Notre propos est que cette période que nous décrivons, qui est vraiment, pour ce cas bien particulier du récit, le début d’une nouvelle “civilisation” lorsqu’on la prend à son origine de la “guerre révolutionnaire” de l’extrême fin du XVIIIème siècle, voit l’affirmation soudaine de la domination brutale de la matière, et ici la matière brisante et déstructurante des armes ; la force même de la réalité conduit ces idées, fussent-elles si pleines de brio, à occuper une position d’asservissement, de second ordre, d’abaissement jusqu’à ne compter pour rien, littéralement pour rien, dans l’instant qui compte, celui où tout se rompt et se brise sous la force déstructurante et irrésistible de la ferraille des armes.

Nous en concluons évidemment que ce qu’il y a de révolutionnaire dans “la guerre révolutionnaire”, c’est la méthode et nullement l’esprit, la dynamique et nullement la pensée ; la tension de rupture imposée à la psychologie et nullement la spéculation développée par l’esprit. Nous proposons l’idée qu’une “guerre révolutionnaire”, tout en gardant cette définition au départ, devrait être plus justement décrite, si l’on veut aller au détail de la machinerie et de ses effets, comme une “guerre déstructurante”. (Cela ne suppose pas du tout une volonté préalable de déstructuration ; avant les trotskystes, les anarchistes et certains de leurs héritiers néoconservateurs qui utilisèrent l’idée de creative destruction, la plupart des révolutions fondaient leur crédo sur l’ambition d’une structuration parfaite. On est passé de l’idée structurante à son application dans le monde réel, c’est-à-dire dans les choses et le chef des hommes, application par le biais de la violence qui brise à chaque fois davantage l’essentiel des structures, – au rythme du progrès, serions-nous tentés de dire, – l’idéale structuration impliquant d’abord l’inévitable déstructuration, seule réalité tangible du processus avant de juger du reste, – s’il y a un reste à juger. C’est bien dans ce domaine de la gestion des méthodes, des avancements et du camouflage de la destruction des structures qu’il est laissé quelque place à l’idée pour s’exprimer, essentiellement pour nous faire prendre la déstructuration, ou creative destruction, comme le stade ultime avant le stade de l’idéale structuration.)

Ainsi libère-t-on complètement l’événement de l’enchaînement trompeur à une idéologie, à une époque, à une chapelle et à des intérêts. Le constat peut alors convenir parfaitement pour les “guerres révolutionnaires” du XXème siècle. Le fracas et la puissance brisante de l’armement moderne dominent tout, déterminent l’essentiel, imposent la stratégie et justifient la tactique. Bien entendu, il faut garder l’idée que le complet refus des lois de la guerre qu’on observe dans ces conflits (comme Ferrero l’observait pour les guerres de la Révolution par rapport aux guerres du XVIIIème siècle), ces lois souvent qualifiées de “bourgeoises” pour l’occasion et pour s’en arranger à bon compte, renforce le caractère révolutionnaire et déstructurant de la guerre. A partir de cet état de fait du caractère établi hors des normes et des lois, les idées pourront être introduites en faisant croire qu’elles sont les causes de la pression révolutionnaire alors qu’elles n’ont fait qu’échapper à leurs instigateurs, indifférents au caractère systématiquement totalitaire et abstrait de la plupart des doctrines qu’ils ont édifiées ; créant en cela une situation psychologique où il devient, déjà en 1792, difficile de savoir de laquelle – de la réalité ou du propos sur la réalité – sont issus le vrai et la représentation du vrai ; cette situation, elle-même déjà révolutionnaire, ne peut que briser les structures avant tout autre acte, au rythme où s’accroît l’emprise paradoxale de la puissance-progrès, reléguant les idées pourtant au faîte de leur apothéose au rang de comparses approximatifs qui ne feront que profiter des portes violemment ouvertes par la puissance déstructurante de la force déchaînée pour s’installer comme en terrain conquis – mais détruit... Même ce refus des lois de la guerre, notamment dans les moments décisifs comme au moment d’une déclaration de guerre qui n’est pas faite du tout ou pas faite en temps utile, est souvent dicté par le souci de profiter à l’extrême de tous les “avantages” de l’usage des armements modernes, de leurs effets de fracas et de rupture. Là aussi, la furieuse matière de l’armement règne et inspire le respect, ou plutôt l’irrespect de la loi.

Notre véritable intérêt ici est d’appliquer la formule à la Grande Guerre, pour en faire en réalité la guerre la plus révolutionnaire, et par conséquent la plus déstructurante, que l’on ait vue et connue. Nous justifions ce jugement par l’appréciation que la Grande Guerre est le conflit majeur qui apporta, relativement à ce qui précède, le plus de bouleversement dans la brutalité de la guerre. La Grande Guerre est “en réalité la guerre la plus révolutionnaire […] que l’on ait vue et connue”, comme nous écrivons plus haut, parce qu’elle est, relativement au cadre où elle survient, à la situation structurelle qui caractérise le temps historique qui la fait naître, la guerre la plus déstructurante qu’on ait vue et connue et qu’on puisse imaginer. Nous parlons alors d’événements physiques, de la brutalité de la ferraille et du feu, des obus s’abattant par nuées orageuses et furieuses, de la terre saccagée et martyrisée, des forêts pulvérisées, des maisons incendiées ; nous parlons des hommes massacrés, démembrés, répandus dans leur sang et dans la boue, de leur psychologie soumise au pilonnage du bruit et du choc, soumise à leur propre peur, à leur panique, à leur angoisse. Tout cela doit être conçu dans un domaine marqué par la rapidité de l’orage de feu, par l’inéluctabilité de l’“orage d’acier”. On ne sait d’où cela vient ni à quel instant mais on sait que cela peut venir à chaque instant et de n’importe où. Nous ne voyons pas qu’on puisse décrire une situation plus révolutionnaire, plus radicale, qui annihile l’esprit et emprisonne la perception, tyrannise le sentiment et enchaîne la pensée ; nous ne voyons pas qu’on puisse trouver une dynamique plus déstructurante.

Par rapport à ce qui précéda chronologiquement, la Grande Guerre, répondant ainsi au concept de “guerre totale” considéré dans ce cas du point de vue psychologique et historique, impose tout cela comme une contrainte contre laquelle nulle révolte n’est possible. Plus aucune partie du territoire ou de l’espace impliqués ne semble pouvoir lui être interdite, par son action subie directement ou indirectement. Elle enserre, emprisonne, verrouille l’être ; elle répand cette force en une dynamique épouvantable qui détruit et déstructure la psychologie collective d’une époque ; elle est déstructurante comme jamais aucun événement guerrier ne fut avant elle, ni après elle puisqu’à partir d’elle on était averti que la guerre était devenue cet événement universel dont nul n’échappait intact – et qu’entre-temps, d’ailleurs, par sa violence même, l’essentiel avait été acquis, la déstructuration révolutionnaire menée décisivement. La violence même de l’événement, sa longueur, sa persistance, son enfermement dans un processus de destruction aveugle, conduisent effectivement à une déstructuration révolutionnaire presque achevée, jusqu’au nihilisme même, une déstructuration pour laquelle aucune alternative n’a été conçue, aucune suite n’est prévue, comme si la déstructuration devenait l’événement même de la guerre, dépassant la guerre. (Ce dernier point – peut-on concevoir, enfin, une définition qui fasse d’une guerre un événement plus important que celui qui est défini par les divers caractères et conséquences de cette guerre, en envisageant des effets métahistoriques qui la précèdent, la dépassent et la transcendent ? L’événement de cette puissance déstructurante déchaînée à ce carrefour central de l’Histoire ne fait-il pas décisivement de la Grande Guerre, outre ses terribles caractères propres, la plus importante de toutes ?)

Mais est-ce la guerre elle-même, conçue comme un concept abstrait et comme l’objet arrangeant de nos dénonciations idéologiques, qui provoqua cela ? Est-ce même cette guerre-là, conçue de façon plus précise, c’est-à-dire la politique, les idéologies, les mœurs et la société caractérisant l’événement ? La question mérite sans aucun doute d’être posée, et l’on comprend déjà que c’est pour proposer une réponse négative.

Nous devons revenir à l’idée suggérée par Ferrero et que nous avons adoptée et développée ; ce qui fait la différence et la spécificité de la chose, et dans la Grande Guerre c’est l’évidence, ce sont les moyens, c’est-à-dire la mécanique, la technologie, – c’est-à-dire le progrès. (1) Prenez Verdun et ôtez aux hommes la disposition du canon, qu’avez-vous alors ? Une escarmouche sans conséquence, un affrontement de siège qui laisse quelques centaines de morts, un ou deux milliers au plus, et, très vite, en trois ou quatre jours, les Allemands ayant mesuré la position inexpugnable des forts français, quittant la place et abandonnant leurs projets. Non, d’ailleurs, ôtez le canon et vous n’avez pas de bataille ; les Allemands n’en auraient jamais eu l’idée puisque l’idée leur est soufflée par le canon lui-même. Ce fait de la puissance de la technologie et des moyens que lui donne le progrès emprisonne, explique, oriente, rythme la Grande Guerre ; c’est à cause de lui qu’on part en guerre pour une guerre de trois mois et qu’on y reste quatre ans ; c’est à cause de lui que le soldat porte en août 1914 des pantalons garance, qu’il faudra vite teindre dans la couleur de la terre dévastée et saccagée. Tout cela est curieusement porté au débit des hommes qui partirent à la guerre, comme s’il leur était reproché de n’être pas assez barbares, pas assez assassins et cruels, pas assez prédateurs et nihilistes de n’avoir pas prévu la tuerie insupportable que susciterait le progrès des armes, – pas assez progressistes en ce sens, puisque c’est le progrès qui leur donne les moyens d’être barbares, assassins, cruels, prédateurs et nihilistes, jusqu’à les y pousser, – non, jusqu’à les y obliger en vérité puisqu’il s’avère que “tout cela” c’est le progrès même.

Nous en concluons que nos clercs ont fait une erreur remarquable dans l’arrangement du procès, si le reste est bon. Leur procès fait à la Grande Guerre est le bon sauf qu’il ne concerne pas la guerre elle-même mais le progrès. Nous voulons bien entendu exprimer dans ce jugement, le nôtre cette fois, qu’il nous paraît déloyal et fort intéressé, dans le cas de la guerre et de celle-ci en particulier, de cantonner le progrès, lorsque même on en parle, dans la position d’un comparse accessoire ou d’une sorte de fatalité vaguement évoquée et qu’il faut bien accepter, tandis que la responsabilité va à ceux qui en font usage, qui sont en général classés dans des catégories idéologiques infâmes (nationalistes, réactionnaires) ; au contraire, notre propos est que la responsabilité va à la puissance du progrès, à ce deus ex machina nécessairement supérieur qui, par son activité et par les pressions qu’il exerce, impose les règles de la guerre tout en favorisant les tensions qui conduisent à la guerre. En vérité, la matière, la ferraille, le feu nous dictent notre conduite, ignorant avec superbe, sinon mépris, notre volonté soudain affolée ; l’on voit bien que si certains avaient voulu, à l’été 1914, fédérer leur opposition à la machinerie tonitruante de la guerre en progrès (les appels désespérés de Romain Rolland à sa propre famille politique), ils ne l’auraient pu ; de même, selon ce semblable et impitoyable entraînement irrésistible, est-il impossible aujourd’hui d’arrêter le progrès et sa terrifiante dynamique technologique ; nous sommes forcés jusqu’au terme de cet enchaînement déstructurant avant d’escompter un quelconque salut eschatologique. Il faut aller à ce jugement de la ferraille qui dicte notre conduite et digérer jusqu’à la lie, au risque de la nausée, la complaisance intéressée des partisans du progrès, qui voient le canon, en effet, comme une fatalité du monde hors de notre contrôle, et l’“orage d’acier” comme un orage tout court dépendant des lois supérieures de la météorologie. (Dans ce cas, observons-le, la thèse générale de l’homme maître du monde est précipitamment jetée par-dessus bord, et l’on en revient à la bonne vieille tradition de l’Architecte de l’Univers, soupçonné alors d’être malveillant ou peu responsable dans ses créations, et nous imposant sa loi, que dis-je, sa tyrannie.) Au contraire, nous en sommes responsables, le progrès est notre enfant, il est né de nous, il nous représente et il est nous-mêmes. Nous avons fabriqué le canon et nous sommes les démiurges de l’“orage d’acier”, et le progrès est la source de l’un et de l’autre.

Les clercs, ou le parti des intellectuels à partir de l’affaire Dreyfus, ne se sont aperçus de rien, notamment parce que la matière, – la ferraille et le reste, – manque de noblesse et parle peu à l’esprit. Ils ont continué à pérorer et à juger avec l’outil de la morale, et rien que cela, et ne mesurant que la vertu des intentions et la culpabilité des conceptions dans les résultats de la guerre. Ils ne se sont certainement pas attardés au champ ouvert à la réflexion par cette hypothèse du raffinement nécessaire de la définition de la “guerre révolutionnaire” en “guerre déstructurante”, où la technologie de l’armement et le progrès mécanique comptent pour l’essentiel, et les idées et les théories pour l’accessoire. Epousant avec le zèle d’un jeune marié l’idée de la Révolution (sans préciser) et ses faux masques idéologiques, ils ont fait des idéologies et des idées qu’elles suggèrent le moteur du Mal qui conduit aux massacres du XXème siècle quand c’est la technologie qui est la clef de l’essentiel. Ils n’ont pas observé, sans doute la tête ailleurs, et pour cause, tout occupés à jouer les Saint-Just dans les dîners en ville, que les deux Révolutions parallèles (la française, l’idéologique, et l’anglaise, celle du Choix du feu) nous font entrer dans l’époque du système déstructurant, où la matière est l’essentiel et où la matière essentielle est la technologie, – et l’idéologie, le faux masque posé là-dessus pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Ils s’exercent avec délice à des jugements excessifs ou à des justifications scabreuses, selon que l’utilisateur de l’armement hérite d’une étiquette morale méprisable ou d’une aura morale toute teintée de vertu. Pire encore, les effets terribles obtenus par la technologie couvrent d’un manteau d’infamie, qui engendre les mythes et bouleverse la civilisation, des actes qui auraient, dans d’autres circonstances où les armes et les systèmes n’auraient pas cette capacité d’effets de substance multipliée de la technologie, l’aspect beaucoup plus anodin des malheurs et vilenies courantes des activités humaines. On retrouve dans notre époque postmoderne, elle-même complètement renversée dans la mesure morale des malheurs du monde, cette même proposition faussaire qui conduit les jugements à des impasses et force à des verdicts hystériques au nom de l’idéologie, parce que les progrès du système ont évolué de telle façon que l’essentiel de la puissance s’est réfugié du côté de l’idéologie dominante ; il en résulte que ceux que cette idéologie désigne comme ses adversaires, qui n’ont pas les moyens de la mise en scène qu’on monte à leur propos, sont couverts du manteau de l’opprobre absolu des références diaboliques passées sans qu’ils ne disposent de moyens sérieux de confirmer ces jugements par les massacres qui vont avec et justifient effectivement opprobres et références diaboliques. Comment faire, même si on le fait, d’un Milosevic un Hitler et d’une création médiatique décrite comme un mouvement islamiste soi-disant universel un nouveau fascisme conduisant à un constat d’hystérie exprimé dans des jugements schizophréniques puisque ni l’un ni l’autre ne sont capables, si même ils le voulaient, d’approcher l’équivalent concevable des massacres et horreurs diverses décrits par nous, selon notre mythologie, qui justifièrent in illo tempore les condamnations des références citées, et leur identification elle-même ; ni l’un ni l’autre ne disposent des technologies qui permettent cela et, en vérité, même si leurs intentions sont détestables, ce qui reste d’ailleurs du domaine de l’hypothèse, ils n’ont rien de comparable qui leur permettrait de confirmer ce qu’on leur reproche. Notre époque hérite de l’enfermement où la fureur de la ferraille et du feu du progrès investissant la Grande Guerre et transformant le phénomène de la guerre en guerre déstructurante ultime a mis notre civilisation ; nous en goûtons les fruits amers, enfin revenus aux constats essentiels après l’horrible parenthèse (1933-1989) consacrée aux illusions de l’idéologie et de la puissance des idées.

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Pour mieux expliciter la conséquence pour 1919-1933 de cette réalité historique impliquée par la réinterprétation de la Grande Guerre, nous allons citer et nous attacher à des auteurs du temps (1919-1933), et à leur réinterprétation par les clercs assermentés de l’idéologie de notre temps. L’exemple éclairera l’enjeu fondamental de cette interprétation de la Grande Guerre, de la période 1919-1933, de notre crise par conséquent.

Dans cette période, l’un des livres les plus fameux par son ton polémique et l’avancement de sa thèse, autant que par les personnalités de ses auteurs, est sans nul doute Le cancer américain, de Robert Aron et Arnaud Dandieu. (2) Nous nous arrêtons à un aspect accessoire du sujet traité, mais intéressant pour le sujet que nous-mêmes traitons ici. A propos de la Grande Guerre, Aron-Dandieu écrivent notamment ceci :

« Il y a deux façons de considérer la guerre de 1914. On peut ou bien y voir le résultat d’un déterminisme économique et financier qui, expliquant la dernière guerre par une crise de surproduction, est prêt à justifier de la même manière les conflits futurs… […]

» Ou bien, solution du moindre effort, en faire une guerre, comme les autres guerres, comme les guerres antérieures tout au moins, déclenchées sous le coup de raisons fortuites, pour des raisons de prestige, de conquête et de revanche, accidents qu’il appartient à la diplomatie selon les cas d’éviter ou de provoquer.

» La guerre, dans ce second cas, peut avoir une initiative, peut exercer une influence et peut servir de séparation entre des périodes historiques distinctes.

» Dans l’autre cas, elle n’est que le moment d’un mouvement qui la dépasse, dont elle est tout au plus un signe, mais dont elle laisse chercher ailleurs les lois et les ressorts réels. »

On comprend que nos deux compères ont choisi. Pour eux, la guerre n’est rien en soi, elle exprime des forces qui la dépassent. En d’autres termes : « Il faut se dire que les dates importantes du conflit entre les nations ne sont ni Verdun ni Versailles, mais sont en delà ou en deçà des limites de la guerre, dans les entreprises financières qui la précédèrent ou qui voulurent la liquider – que la guerre n’a fait que répandre le vin qui était tiré – que la guerre n’est pas toute l’histoire, mais surtout une anecdote gigantesque que les historiens futurs auront raison de négliger, la laissant aux d’Esparbès et aux Dumas père de l’avenir. »

Comment les clercs de notre temps vont-ils s’arranger de cela, puisqu’il est convenu qu’il faut qu’ils s’en arrangent, puisqu’il va de soi que l’équité du jugement implique qu’on en parle lorsqu’on proclame l’ouvrage comme le plus important de son temps pour le domaine exploré ? (Tout de même, ce livre, Le cancer américain, justement salué comme fort important dans les rangements historiques de notre contemporanéité, ne fut réédité qu’en 2008, après quelques décennies au purgatoire. On en parlait, plutôt avec des pincettes. Dans l’entretemps, il était devenu un ouvrage mythique, absolument introuvable, y compris chez les dépositaires du mouvement que les deux auteurs patronnèrent à l’époque, Ordre nouveau. Bref et malgré tout, à ne pas mettre entre toutes les mains dans notre époque postmoderniste, ouverte et tolérante.) Voici donc ce qu’en dit l’historiographie de notre temps…

« […L]es auteurs ne privilégient pas l’importance de la Première Guerre mondiale comme élément déclencheur de la crise de civilisation européenne. Elle ne serait pas “spécialement responsable des faiblesses et des incohérences de notre temps”. Selon eux, en effet, “le cancer du monde moderne a pris naissance bien loin des charniers de la guerre, en un terrain bien abrité […] C’est le cancer américain” qu’ils définissent par “la suprématie de l’industrie et de la banque sur la vie entière de l’époque” et “l’hégémonie des mécanismes rationnels sur les réalités concrètes et sentimentales, ressorts profonds du véritable progrès de l’homme”. Les auteurs invitent par conséquent à repenser la chronologie traditionnelle en centrant l’histoire sur deux dates, 1913 (naissance du Federal Reserve System américain) et 1919 (plan Young) : “entre les deux il y a la guerre pour déblayer le champ de manœuvre, pour écarter la catastrophe et pour occuper l’opinion”. Une telle démarche […] peut paraître iconoclaste, plus encore aujourd’hui que jadis puisqu’une partie de l’historiographie depuis 25 ans a mis en avant l’importance de la Première Guerre mondiale comme matrice du XXè siècle (alors que nos auteurs la considèrent comme “une anecdote gigantesque que les historiens futurs auront raison de négliger”)… » (3)

Ces deux interventions, celle-ci après celle de Aron-Dandieu, fixent deux interprétations de la Grande Guerre qui ont la vertu de la clarté mais le vice de la réduction de l’événement à des arrangements plus idéologiques. Pour Aron-Dandieu, la Grande Guerre n’a qu’une importance négligeable, sinon marginale, – « le moment d’un mouvement qui la dépasse, dont elle est tout au plus un signe », « une anecdote gigantesque ». Pour les clercs postmodernes, pour « une partie de l’historiographie depuis 25 ans » dont on sent qu’elle a le vent de la postmodernité en poupe, qu’elle représente la véritable pensée avancée et progressiste, la Grande Guerre n’a d’importance que par ce qui suit, qui est une catastrophe complète, dont la catastrophe des catastrophes (le nazisme), donc elle-même, la Grande Guerre, virus épouvantable de toute cette infamie ; c’est d’autant plus le cas, dit encore la vulgate du domaine, que cette guerre est elle-même infamie, celle des “nationalismes déchaînés” ou, au mieux, avec son “absence de sens”, manifestation d’un circonstance spécifique enfantant le virus catastrophique du siècle et permettant sa prolifération – « la Première Guerre mondiale comme matrice du XXè siècle ».

Certes, nous n’avons aucune parenté ni la moindre affinité intellectuelle et affective avec le réductionnisme des clercs postmodernes dont la démarche consiste à arranger l’Histoire pour qu’eux-mêmes puissent confirmer que leurs thèses obsessionnelles de l’écume de leurs jours courants sont confirmées, et leurs positions universitaires et éditoriales renforcées. Nous sommes plus proches de l’analyse plus subtile et plus vaste, avec la pérennité de la continuité historique, des compères Aron-Dandieu. Nous les rejoignons lorsqu’ils écrivent que « la guerre n’a fait que répandre le vin qui était tiré » ; nous nous séparons d’eux lorsqu’ils disent clairement que cet événement n’a rien apporté ni n’a rien changé. Eux-mêmes, nous semble-t-il, ils n’auraient pas écrit Le cancer américain s’il n’y avait eu la guerre, ils n’auraient pas conçu leur thèse, ils n’auraient pas eu ces dispositions psychologiques nées de la Grande Guerre bien comprise, qui tirent le verrou des pensées contraintes et permettent à ces pensées de se déchaîner.

Effectivement, la Grande Guerre n’est que l’expression d’une immense dynamique de déstructuration dont nous avons tracé les origines immédiates aux deux Révolutions, la française et l’anglaise, qui marient cette violence guerrière qui rompt les structures pour ouvrir la porte aux idéologies (la française) et au Choix du feu, pour réduire le progrès à une force déstructurante de l’univers dont les idéologies justifieront la marche en avant (l’anglaise). Mais cette “expression” qu’interprète la Grande Guerre est elle-même d’une violence qui entraîne une modification de la substance du monde ; alors, il ne s’agit plus d’“expression” mais de “création” per se. Le “vin tiré” s’avère si corsé qu’il fait plus qu’enivrer, qu’il induit son ivresse pour en faire une source de transmutation, qu’il transmute la psychologie à mesure, – et je préciserais aussitôt, “la psychologie” dite impersonnellement et collectivement, c’est-à-dire que toutes les psychologies sont touchées et changées d’une façon ou d’une autre. La Grande Guerre est cette terrible, cette tragique et grandiose circonstance de violence et d’horreur qui fait entrer dans la psychologie humaine l’événement formidable qui a grandi au fil du siècle précédent, préparé par ceux qui précèdent, et qui éclate avec elle en un premier paroxysme. C’est exactement là que l’idée est écrasée, ridiculisée, dispersée par la force ; là où elle se voulait maître et possesseur de la nature, elle se retrouve esclave de sa propre création. La Grande Guerre est certainement l’enfantement « d’un mouvement qui la dépasse » (nous dirions plutôt “une dynamique qui la dépasse”) mais elle n’est pas “anecdotique” pour autant ; elle féconde à son tour cette dynamique, la transcende en lui donnant son vrai visage par la démonstration qu’elle fait de sa violence stupéfiante, de sa capacité monstrueuse de déstructuration ; et cette violence, et cette capacité de déstructuration qui lui viennent du « mouvement qui la dépasse », font qu’elle-même dépasse ce mouvement à cette occasion avant de cesser elle-même et de se laisser dépasser à nouveau par lui, mais lui marqué à jamais par elle. De l’idée initiale, il ne reste rien, elle-même devenue géant aveugle et sans but, d’une irrésistible puissance, sans légitimité ni guide, cassant et fracassant tout ce qui est structure de la civilisation, balbutiant des thèses et des discours, comme ce fou perdu sur la colline dénudée d’un monde fracassé par l’artillerie semblable à celle qui écrase les soldats de Verdun de millions d’obus.

(En proposant “dynamique” plutôt que “mouvement”, et considérant par ailleurs l’impossibilité de trancher par références en raison de la multitude des définitions, j’ai voulu indiquer, pour mon compte, en attribuant à la dynamique une capacité d’auto-alimentation que n’aurait pas un “mouvement”, que ce phénomène a effectivement une vie propre, une accélération propre. Cela justifie plus et explique mieux le schéma que j’ai proposé de l’intervention essentielle, substantielle, de la Grande Guerre dans ce même phénomène.)

Avec cette dynamique qui suscite la Grande Guerre et qui, à son tour, est profondément grandie, renforcée, “dynamisée” elle-même si l’on veut, et finalement transmutée par la Grande Guerre, il paraît impossible de ne pas convenir que les psychologies changent, c’est-à-dire, plus dramatiquement, qu’elles ne seront plus jamais comme avant. C’est enfin le point essentiel qui fait de 1919 l’ouverture d’une période spécifique, de cette nouvelle psychologie influencée par la Grande Guerre, elle-même enfantée par la dynamique qu’on a dite.

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Au contraire, la Grande Guerre, parce qu’elle est une guerre révolutionnaire (“déstructurante”) comme on l’a vu, et qu’elle l’est doublement parce qu’elle “révolutionne la révolution” telle que l’entend la conception intellectuelle lorsqu’elle s’attache à décrire avec pompe le grand événement de la Révolution française, la Grande Guerre introduit dans son après-guerre un bouleversement qui met sens dessus dessous la psychologie des individus autant que les structures de la vie collective. La chose est comme un ouragan, une vague gigantesque qui a bouleversé le monde – et le monde, pour autant et conformément à la géographie du conflit, c’est d’abord la France, jusqu’au fond de sa terre bouleversée et jusqu’au bout de ses âmes perdues. Parler d’“ouragan” et de “vague gigantesque”, ce n’est pas céder à la tentation de l’image gratuite et convenue ; cela décrit un événement physique, tectonique, absolument broyeur, avec l’emploi massif de l’artillerie qui est l’utilisation complètement extensive et infernale du moyen de la ferraille propulsée par le feu et exprimée dans l’explosion finale pour malaxer, retourner, bouleverser, massacrer la terre et les hommes qui s’accrochent à elle ; il y a effectivement la dimension eschatologique d’un effet entropique, et anthropique si l’on veut, exercé sur la portion du monde qui est le théâtre, mais aussi la cause profonde de l’agression. Le feu et la ferraille qui disloquent la terre de France, savent bien, comme s’ils étaient dotés de conscience et d’intuition. Malgré la mascarade sanglante de la Révolution, absolument accidentelle du point de vue de sa dimension déstructurante par rapport à ce qu’est la France, et parce que par ailleurs la France a, pendant un siècle, notamment au travers de l’exercice critique de ses rapports avec l’Amérique, retrouvé sa force structurante ; à partir de cette perspective historique bien comprise, le feu et la ferraille, constitués en une sorte de “Force” qui représente l’outil de l’“idéal de la puissance” jusqu’à constituer sa raison d’être, savent bien que la France, finalement, au bout de la route, est leur ennemi juré, privilégié et sans retour.

L’hypothèse à ce point est effectivement que les effets de la Grande Guerre sont non seulement immenses, mais d’une variété inattendue, d’une complexité diverse, qui affectent les domaines les plus inattendus. En tant qu’elle est à la fois le réceptacle et le premier point paroxystique de la terrible “Force” née au terme du XVIIIème siècle, et qui forge notre histoire depuis, la Grande Guerre bouleverse son temps historique, le déstructure et impose à son avenir immédiat, non pas un destin inattendu mais des structures nouvelles, inédites, qui changent la perception du monde et la conception des choses. Il y a le “choc” de la Grande Guerre, un peu comme, plus tard, à propos du capitalisme et de son entreprise de conquête, Naomi Klein parlera de La stratégie du choc. (4) Dans le cas qui nous occupe, de la Grande Guerre, il n’y a nulle maîtrise de la chose ; il s’agit d’un phénomène qui nous dépasse, dont nous ne savons rien dans l’immédiat et selon le seul entendement de la raison, ni de l’origine, ni de la conception, ni même de la réalisation, dont nous ignorons même les effets. Pour notre cas, bien entendu, nous développons cette hypothèse à la fois par intuition, à la fois par cohésion, parce qu’elle entre dans le schéma général et transcendantal dont nous éclairons ce récit, parce qu’elle le transcende, l’élève, lui donne sa dimension de tragique qui est la clef de la vérité du monde.

Mais est-il convenable de parler de “stratégie”, lorsque nous citons l’analogie du capitalisme ? Dans notre hypothèse sur la puissance d’effet de la Grande Guerre, plus qu’à une immense offensive bouleversant effectivement le paysage stratégique qui se nourrit de vitesse, d’espace et d’ampleur, notre analogie va à une puissance explosive de détonation, et une puissance qui s’exprime d’une façon statique. L’image d’une explosion nucléaire vient plutôt à l’esprit. Ce qui fait la puissance sans précédent et sans comparaison à rien d’autre de la Grande Guerre dans ses effets déstructurants sur le temps historique qui la suit, et sur la psychologie qui va s’installer dans ce temps historique, c’est justement l’espace restreint où elle s’est exprimée. (Nous disons “espace restreint” malgré la réalité géographique immense de la Grande Guerre, à cause du choix que nous avons fait, à la fois symboliquement et pour la manifestation du phénomène qui nous importe de la dictature de la ferraille sur l’homme, de considérer cette expression particulière de la guerre qui en restitue pour nous la substance même.) La statique de la Grande Guerre, sur un espace si restreint, opposée à ce que nous imaginons de dynamique spatiale dans le concept de “guerre”, fait toute son originalité et justifie d’envisager des effets extraordinaires de profondeur et de puissance exercés sur les structures et les psychologies ainsi affectées. Pourtant, cette puissance exprimée dans un univers statique rend compte, au contraire, de ce que nous avons identifié comme la grande puissance dynamique qui forge l’Histoire depuis Le choix du feu, la naissance de l’Amérique sous les auspices français, la Révolution française et l’Allemagne qui naît à Iéna. Voici l’un des nœuds de cette aventure, qui donne sa couleur et sa puissance à la période 1919-1933, avec les effets effroyablement mais aussi richement déstructurants de la Grande Guerre : la statique du premier événement paroxystique du phénomène que nous explorons exprime une dynamique d’une puissance sans précédent, qui est la caractéristique de cet événement. Il y a un phénomène de contraction et de concentration dans la Grande Guerre qui se déroule pour l’essentiel en France, et sur un territoire effectivement restreint selon notre conception, une sorte de “Big Bang” contractant cette dynamique formidable en une formidable explosion statique, qui explique le caractère inédit de ce qui va suivre.

Il devrait paraître incompréhensible au premier abord, et à la condition nullement remplie par notre époque que l’on s’intéresse sérieusement à la marque intellectuelle de la période, qu’en cette période 1919-1933 le sujet le plus ambitieux et le plus fécond de la pensée spéculative française soit les Etats-Unis et leur civilisation. La lecture historiographique courante de la période ne nous dit pas cela, aujourd’hui moins que jamais, parce qu’agir autrement serait compromettre la narrative fabulatrice qui nous tient lieu d’histoire ; mais l’on sait bien, dans ces pages ce que nous pensons de la “lecture courante” dans le sens où nous l’entendons, qui est aussi celui d’une “lecture conformiste”, lorsqu’elle est opposée comme une consigne aux enquêtes non répertoriées ; ce que l’auteur en ressent, ce que moi-même en dis, d’ailleurs sans humeur excessive, pour simplement décrire ce qui est ; qu’il s’agit simplement d’un repoussoir, d’un outil de cuisine, dont la seule vertu est dans ce cas de nous indiquer, par ce qu’il est et par ce qu’il nous dit, les voies de la pensée qu’il faut éviter comme la peste. La “lecture historiographique courante de la période”, s’en tenant simplement à son appréciation conformiste de la Grande Guerre comme d’un conflit intra-européen insensé et indigne de la pensée civilisatrice, et enfantant à elle seule et sans autre inculpation majeure toutes les catastrophes de notre XXème siècle, et donc enfermée dans cette culpabilité substantielle et indigne, la “lecture historiographique courante de la période” observe la période entre les deux guerres pour n’y voir qu’un débat entre les protagonistes du terrible conflit achevé, qui tenteraient, toutes culpabilités enfin reconnues, de construire quelque chose qui empêcherait que se reproduisît la circonstance catastrophique. Sans aucun doute, il y a de ces agitations parce qu’on ne se débarrasse jamais de l’écume des jours cruels et de la cruauté de blessures si terribles mais elles ne forment pas l’essentiel de ce qu’il faut, à notre sens, retenir de la période… Selon notre logique que nous jugeons libératrice et pour mieux fixer les références de notre propos et le laisser évoluer plus librement, de la façon la plus enrichissante possible, nous changeons de registre, à ce point, et, nous fixant sur 1919-1933, nous écartons pour notre nécessité de l’étude la classification qui accompagne notre narrative postmoderne, qui impose 1919-1939, et 1939 expliquant tout, impérativement, de ce qui a précédé, et, par conséquent, entraînant la condamnation et la relégation aux enfers de la Grande Guerre vue à la seule lumière tremblotante de 1939, des ombres et des fantômes qui se croisent dans cette année-là.

Ce que nous ressentons d’impératif à mesure que la pensée avance, richement nourrie par l’observation attentive de l’histoire et par l’intuition, c’est une interprétation de “notre” période 1919-1933 qui doit mériter ce qui a précédé et ce par quoi elle a été enfantée. C’est parce que la Grande Guerre est ce que nous en faisons, ce conflit titanesque comme première et terrible détonation paroxystique d’une crise débutée dans son mécanisme inexorable plus d’un siècle auparavant et qui parviendra, un siècle plus tard, à une autre détonation paroxystique, que l’après-guerre de 1919-1933 doit être cette période exceptionnelle que nous abordons. Il faut que la pensée se hausse au niveau de grandeur historique du conflit qui s’achève. Il faut que 1919 ouvre une période à l’orée de laquelle un Valéry peut écrire ce qu’il écrit à propos de la fragilité mortelle des civilisations. La Grande Guerre, en opposant principalement la France et l’Allemagne, nous a révélé qu’un tel conflit dépasse largement ses protagonistes, qu’on s’en tienne à ces deux-là, qu’on y inclue les autres, qu’importe.

C’est la raison principale qui pousse ce qu’il y a d’essentiel dans les esprits, de décisif dans les intuitions, à se tourner vers cette puissance énorme dont on a eu une sorte de représentation à la fin de la guerre, dont on a pu commencer à prendre la mesure. L’Amérique qui est intervenue à partir de 1917-1918, qui a fait renaître dans la psychologie française d’antiques sentiments d’apaisement et d’illusion, c’est également, deuxième être diamétralement opposé de la chose, celle qui montre ce qu’il y a de fer et de feu en elle, ce qu’il y a d’historiquement fatal dans l’apparition de sa puissance. Je ne parle certainement pas du rôle qu’elle joue dans la guerre, qu’on n’a cessé d’être incliné à grossir, comme on fait d’une vache à lait qu’on engraisse, pour ceindre son front des lauriers qui lieraient sa puissance à notre destin et nous assureraient d’une sécurité pourtant bien douteuse. Je parle à nouveau du même propos, mais vu d’une façon complètement différente, de l’attente qu’on avait de l’Amérique, la France particulièrement, dans la seconde perception de l’événement par rapport au renouveau de sa propre psychologie obtenue par la première perception ; et, cette fois, cette seconde perception, qui est celle de la puissance de fer et de feu de l’Amérique, détachée de la guerre seule, et la France à la fois désespérée, fascinée et secrètement effrayée de s’être convaincue qu’il lui fallait envisager de confier son destin à elle, – à l’Amérique. C’est bien une image d’Epinal américanisée, cette façon de donner ce rôle, le beau rôle, à l’Amérique, car l’essentiel du poids de la Grande Guerre fut porté jusqu’au bout par ceux qui l’avaient subie depuis le début ; mais cette image renvoie bien entendu à la psychologie. Ces deux dernières années et l’effet psychologique de la représentation de la puissance américaine sur le sol de France dont elles furent l’occasion, conduisent définitivement l’esprit vers ces grands débats de 1919 et après, jusqu’en 1933, qui ont pour objet fondamental l’avenir de la civilisation, – c’est-à-dire l’Amérique, sans nul doute. L’Allemagne elle-même semble s’accorder sur cette idée de l’Amérique comme “avenir de la civilisation”, mais selon sa conception à elle, l’Allemagne, dont elle devine qu’elle est aussi celle de l’Amérique ; l’échange de télégrammes entre le Grand Etat-major allemand et le président Wilson, en octobre et novembre 1918, montre une troublante connivence de conceptions et l’on sent bien que l’on parle, assez naturellement, des mêmes choses dans le même sens. Cette connivence est celle des deux principaux acteurs de “l’idéal de puissance”, dont l’un, dans cet étrange entre-deux qui est entre la fin de la guerre et la fausse paix comme intermède pour permettre la réalisation de l’opération, passe le flambeau à l’autre. Cette connivence conceptuelle du monde germano-américaniste est un des grands flux secrets du XXème siècle, dont les racines ont proliféré, comme on les a vues, dès la deuxième partie du XIXème siècle, et qui constitue la structure “opérationnelle” fondamentale du grand courant historique que nous suivons depuis la fin du XVIIIème siècle et que nous suivrons jusqu’à notre début de XXIème siècle.

Quand l’Allemagne se convulse plutôt que s’écrouler à l’automne de 1918, quand elle se retrouve, comme Thomas Mann le dit des Allemands, « aussi [molle] qu’un nouveau-né », nous savons bien que gisent les restes incertains du rêve pangermaniste de l’ouverture grandiose et wagnérienne de 1914. Nous sentons bien, dans le même mouvement de l’intuition, que l’Amérique, qui contemple ces restes, est présente pour représenter ce qui va succéder au rêve pangermaniste, qui a nom américanisme ; on ne prend même pas la peine de lui appliquer la même expression, le terme “panaméricanisme” étant curieusement réservé, comme par une ultime et coquette manœuvre sémantique, au cadre restreint des Amériques ; mais c’est de cela qu’il s’agit, avec le suffixe pan ayant le sens de la totalité de la chose qu’il nuance décisivement dans le sens de la globalité… Nous nous y ferons, nous n’ignorons plus que l’américanisme contient, en lui-même, la puissante nuance de l’expansionnisme total qui importe. L’américanisme est, par essence, sans qu’il soit nécessaire de l’écrire, évidemment panaméricanisme.

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Nous en viendrons plus loin, dans la Partie suivante du récit, à la description de l’Amérique à partir de la période, avec la nécessaire description des années 1920, les Roaring Twenties. Qu’il nous suffise de donner quelques précisions qui fixent l’intensité, l’animation, le rythme, la magie également, de ce qui va être l’objet des observations et des réflexions des esprits les plus élevés dans la période dont nous tentons de cerner la substance dans ces pages. Lorsque le président Wilson rentre chez lui après les mois épuisants qu’il a passés dans les négociations de Versailles, alors que cet épuisement a enfanté une domination américaniste du monde que rien dans ce qui a précédé, dans les sacrifices et la lucidité du regard porté sur la guerre par ceux qui la firent réellement, ne justifie, il retrouve un pays d’une certaine façon redevenu indifférent au reste du monde. C’est d’ailleurs sa nature, qui revient chaque fois au galop quand on la repousse, qui fait que lorsqu’elle affirme ses ambitions sur le monde, l’Amérique, c’est comme si le monde était déjà sien et ne méritait plus guère d’attention particulière puisque devenue partie d’elle-même.

Rentré comme on l’a vu, Wilson ne parvient pas à faire entendre raison au Congrès replié dans cette indifférence, qui repousse l’engagement solennel des Traités. Wilson est épuisé et entreprend une campagne dans le pays pour faire la promotion des Traités, de la Société des Nations, de tout ce qu’il a réalisé après la guerre, à l’occasion de la guerre comme si la Grande Guerre n’était qu’une occasion ; cet étrange périple ressemble comme un double paradoxalement préfigurateur de la campagne présidentielle ; le vainqueur de 1919 et des Traités semble traîné aux quatre coins de l’Amérique comme un vaincu enchaîné et encagé, ramené dans Rome, jusqu’à ce que mort s’ensuive après une retraite amère. Son vainqueur par personnes interposées, dans une élection présidentielle qui ne concerne plus Wilson mais qui semble comme la référence catastrophique du projet wilsonien, est un homme d’une médiocrité à mesure inverse, pour ce qui est du quantitatif, de la place qu’on attribue désormais à la Rome d’Outre-Atlantique. On dirait que le destin a voulu humilier Woodrow Wilson et ses ambitions en lui imposant un successeur qui réduit aussi significativement les ambitions du président sortant, comme on dirait d’un président s’affaissant, chutant, se réduisant jusqu’à bientôt disparaître. Warren Harding le républicain, puisqu’il s’agit de lui et qu’il faut bien dire son nom, trouve donc un slogan illustrant son état d’esprit, comme si la médiocrité pouvait côtoyer le génie de l’expression dans sa façon d’exactement se définir pour ce qu’elle est, – “Return to normalcy”, – “retour à la normale”. Ainsi s’ouvrent les Roaring Twenties, sans doute la décennie qui reste dans les esprits de ceux qui nous restituent l’histoire de l’américanisme comme la plus vibrante, la plus puissante, la plus magique, où se côtoient l’affirmation irrésistible du fordisme, l’emprise d’Hollywood sur le monde, l’expansion des communications et des exportations, la Prohibition et l’alcool clandestin qui coule à flot, un état de l’âme qui semble défini par la remarque de Scott Fitzgerald selon qui, dans ces années-là, la vie à New York City, dans la Haute Société, semblait témoigner dans le chef de ceux qui l’animaient d’un état d’ébriété permanent, du soir au matin et du matin jusqu’au soir. C’était leur façon de saluer la Prohibition.

Effectivement, l’Amérique, soudain apparue sur la scène du monde, soudain proclamée par elle-même comme isolée du reste du monde dans l’isolationnisme affiché comme une vertu, étend son empire magique sur le monde. Mais cela n’a guère de rapport avec les agitations françaises à propos de l’American Dream que nous avons rapportées plus haut. A l’image de Harding, qui préside à l’administration la plus corrompue de l’histoire du pays et meurt avant le terme de son mandat, dans le cadre d’une intrigue de bazar et d’alcôve restée mystérieuse, les dirigeants de la décennie, avec Coolidge et Hoover, montrent la même ternissure de l’individu, qui est comme une médiocrité usée par la patine du temps lorsque le temps a perdu la vertu de sa durée et en arrive à cochonner sa patine. Le contraste est frappant, il laisse sans voix ou sans comprendre au premier coup d’œil entre la puissance américaine consacrée à Versailles, entre cette magie américaniste des Roaring Twenties qui semble bouleverser le monde, et le calibre comme délibérément réduit et racorni par une intervention extérieure des hommes qui en conduisent le destin. C’est enfin dire, en un mot, que le destin n’a nul besoin d’être conduit et se passe, pour le cas, de l’intervention humaine. La figuration, ou disons le casting pour être de son époque, est secondaire dans l’ordre des préoccupations.

Aussi ne doit-il plus faire de doute que l’Amérique née de la Grande Guerre, en même temps si complètement éloignée de la Grande Guerre et indifférente à elle, comme si la Grande Guerre n’était qu’un épisode, même paroxystique, de quelque chose qui la dépasse, l’Amérique en cet instant s’avère adoubée par le destin historique pour endosser son rôle de représentation du grand courant de l’Histoire qui emporte le monde. Malgré l’apparente rupture que les comptables historiographes calculent en arguant de l’isolationnisme diabolisé et de la Société Des Nations laissée à ses chimères, c’est au contraire en plein cœur de notre civilisation en crise que s’installe l’Amérique, armée d’une force étrange que semble lui avoir procuré le destin, qui est ce pouvoir de fascination dont elle va désormais user dans l’univers entier grâce au rythme et à la puissance de ce qu’ils nomment déjà “la communication”. L’American Dream, passant de la version idéaliste et structurée de la pensée française au verbiage et au toc de la communication naissante, est en train de devenir magie pure, culte vaudou, ensorcellement ; la machinerie qui est définitivement installée au cœur de la dynamique de crise comme substance même de la modernité, qui va bientôt se parer des atours du technologisme, nous présente donc le spectacle de la crise générale du monde. Encore faut-il avoir les yeux ouverts, et la psychologie à mesure.

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La Grande Guerre a provoqué, avec le choc qu’elle assène aux psychologies, l’ouverture de la perception pour trouver dans une vision plus vaste du monde une explication et une justification de la puissance et de la monstruosité de l’événement qui vient d’être subi. Cette évolution psychologique implique également que l’événement de la Grande Guerre est perçu pour plus important, jusqu’au fondamental, qu’il ne semble être. L’intuition rejoint la réalité cachée des grands courants de l’Histoire, faisant effectivement de la Grande Guerre un symptôme paroxystique d’une crise générale qui la dépasse évidemment. Il s’en déduit évidemment que l’ouverture des psychologies provoquée par le cataclysme conduit l’esprit à chercher dans la période qui s’ouvre en 1919 un événement qui soit à la mesure de la Grande Guerre ainsi explicitée, pour justifier cette explicitation, pour assumer les suites de l’événement, enfin pour donner une cohérence au grand mouvement historique dont la Grande Guerre a été le symptôme paroxystique. Ainsi l’Amérique devient-elle cet événement, – et il se trouve que l’événement lui-même, une fois considéré, justifie qu’il soit considéré de la sorte.

La période entre 1919 et 1933 semble ouvrir l’Amérique, son esprit et ses méthodes, sa “civilisation” en un mot, comme en un champ nouveau de l’enquête, de l’investigation, de la polémique, de la critique et de la réflexion. Il est remarquable, et c’est ce qui rend cette période remarquable, qu’au moment où s’ébranle le processus de fascination et d’envoûtement de l’américanisme, tant d’esprits en jugent hors de toute fascination et libres de tout envoûtement. Bien entendu, les scribes du domaine nomment cela “antiaméricanisme”, et le qualificatif “primaire” qui leur colle à la plume, n’en doutons pas, n’est pas loin de tomber comme un verdict. Laissons les scribes, on conviendra qu’ils n’ont guère d’intérêt, ni de poids, ni leur rôle dans la tragédie ; ce sont des imposteurs de fortune, qui assurent la leur comme ils peuvent. Il nous importe beaucoup plus, au contraire, que s’ouvre un débat profond, au sens où Victor Serge emploie le qualificatif lorsqu’il choisit le titre de tournant profond pour son livre. Nous voulons dire que le débat va profond et qu’il laisse un sillon dans le limon de l’époque, et qu’il apparaît comme la lumière discrète et entêtée d’un phare perdu dans la pénombre crépusculaire des « autres ténèbres » que distingue sans les identifier vraiment Paul Bourget.

Il est vrai que les Français ont la plus grande part dans cette affirmation intellectuelle qui se nourrit de l’expérience de la catastrophe et qui s’enrichit d’une intuition fondamentale. Je n’en ai rien dit jusqu’ici expressément, tant la chose va de soi ; parce que la France est ce qu’elle est, qu’elle a subi le choc principalement, qu’elle est l’héroïne sans désemparer de “l’idéal de la perfection” du génie latin, comme le voit Ferrero. Ayant embrassé l’importance et l’horizon de l’angoisse profonde qui l’a saisie, la France, dans ce grand courant qui nous importe ici, va faire de l’Amérique l’objet de son étude attentive et parfois effarée. Elle va à l’essentiel, aussitôt assurée de représenter, dans cette circonstance absolument essentielle elle aussi, l’Europe et sa vieille civilisation, le génie latin et sa quête de perfection, les esprits éveillés à l’essentiel, comme un Guglielmo Ferrero.

Il est tentant de rompre là-dessus, par cette question dont l’évidence est déjà en soi une réponse : cette remarque ne pourrait-elle pas avoir été faite, et écrite, et publiée certes, quelque part entre 1989-91 et aujourd’hui ? « Nous avons eu l'époque romaine et grecque ; nous vivons aujourd'hui l'époque américaine et il n'est pas téméraire d'écrire que les principes de la vie sont changés depuis la guerre par l'emprise des États-Unis. Nous traversons une période de transformations historiques, de déséquilibre mondial qui s'accentue au détriment de ceux qui n'ont pas assez d'énergie pour se défendre... » Ce jugement de notre situation générale, qui n’est pas celle de notre temps mais qui pourrait aussi bien l’être, date de 1931 ; il est extrait d’un essai de Gérard de Catalogne qui introduit le livre Dialogue entre deux mondes, (5) dont l’intérêt est d’ensuite rassembler les résultats d’une enquête du Figaro, du 19 novembre 1930 au 11 février 1931, s’adressant à ce que nous ne nommions pas encore, peut-être pas, des “intellectuels”, à laquelle 250 d’entre eux vont répondre, sur le thème d’être “pour ou contre l’américanisme”. On mesure la vigueur de ce débat sur l'Amérique et la pression qu'il exerce sur cette époque, et cette enquête avec ses résultats nous apparaît comme une mesure de la maturité du débat. Mgr Baudrillard, de l'Académie Française, est le premier à intervenir, dans la rubrique Contre l'Américanisme, de loin la plus fournie du bouquin de Catalogne: « Europe ou Amérique, le débat est, en effet, à l'ordre du jour. Il importe de voir et de penser clair dans un problème dont dépend, peut-être, pour parler comme Georges Duhamel, la “vie future” de l'humanité » (6).

Ces diverses appréciations, qui donnent le ton du recueil et des réponses des enquêtés, qui sont comme un écho plus lointain, ou une synthèse si l’on veut, des études et témoignages consacrés à l’Amérique et à son américanisme, publiés en grand nombre pendant la période, en font mesurer l’ampleur générale. Il s’agit de la perception et de la prise en compte d’un phénomène qui est jugé comme très large et puissant, qu’on apprécie beaucoup moins comme un phénomène national que comme un phénomène de civilisation. La situation elle-même confirme cet aspect exceptionnel ; l’Amérique n’est pas un pays dont la France ait directement et immédiatement à craindre quelque pression, voire quelque agression, directement ou indirectement, comme c’est le cas avec l’Allemagne ou avec le communisme de l’URSS ; les Français ne sont pas poussés dans leur jugement, ni même justifiés d’avoir un jugement par une réalité qui les préoccupe, alors que bien d’autres réalités les préoccupent effectivement. Dans de telles conditions, l’on comprend encore mieux le caractère exceptionnel qu’on doit accorder à la campagne générale d’enquête, de témoignage, de jugement et d’appréciation qui se développe à propos de l’Amérique. Il y a là-dedans la force de l’intuition historique qui sépare, dans les événements, le bon grain de l’ivraie pour en saisir la vraie substance historique.

Aussitôt, également, et tout aussi remarquable, cette observation que la perception critique de l’Amérique et de l’américanisme est justifiée d’être qualifiée de “phénomène de civilisation” dans la mesure où l’américanisme est largement perçu comme dépassant tout aussi largement l’Amérique, voire comme n’ayant pas de rapports obligés avec l’Amérique, – même s’il s’agit de l’Amérique. Aron-Dandieu et leur cancer américain explicitent bien la chose à cet égard, jusqu’à écrire que ce “cancer” n’est finalement américain qu’accidentellement, ou bien par quelque autre hasard qu’il importe peu de déterminer :

« Ayant défini le cancer, si nous l’avons appelé américain, ce n’est pas, hélas, qu’il se localise de l’autre côté de l’Atlantique ; ce pamphlet contre l’esprit yankee n’est pas antiaméricain, au sens habituel du mot, c’est-à-dire au sens nationaliste.

» Si l’Amérique, avec son pouvoir énorme et ses forces encore neuves, n’était pas devenue, pour son malheur et pour le nôtre, l’origine et le terrain d’élection de la pire erreur de méthode que le monde ait jamais connue, son nom n’apparaîtrait même pas dans ces pages… »

De même, décrivant le succès considérable de librairie de Duhamel (Tableaux de la vie future), tenant l’œuvre et l’auteur en assez piètre estime tout en reconnaissant au second disons une vertu par inadvertance (« Duhamel n’a rien compris mais il a senti certaines choses »), les deux, Aron-Dandieu, observent que l’effet du livre fut de mettre au net l’existence d’un sentiment général dont l’imprécision se serait fort mal accordée avec une hostilité à l’encontre d’un phénomène aussi temporel et aussi étriqué en un sens, qu’un pays qui n’est même pas une nation selon le sens régalien de la chose, fût-il des dimensions d’un continent et avec l’ambition d’un empire. (« [Le succès de Duhamel] fut un peu un plébiscite, où comme dans tous les plébiscites la vraie question n’est pas posée ; mais il se montra révélateur en ce sens qu’il a trouvé parmi le gros public français un sentiment encore très vague, mais très unanime et sincère, du danger américain. ») Aron-Dandieu identifient la technique de la démarche américaniste, la trahison de la “méthode” qui donnent son rythme et son ambition diabolique à la démarche, et ils citent Descartes comme la principale victime du hold-up. Dans leur livre précédent, Décadence de la nation française, (7) ils avaient consacré un chapitre à ce thème ; ils concentraient leur attaque dans des termes moins accordés à la technique économique, comme dans le Cancer, que d’un point de vue de la philosophie embrassant l’histoire autant que l’histoire des techniques. Nous avions nous-mêmes écrit là-dessus, avec à l’esprit de mettre en évidence cette interprétation d’Aron-Dandieu selon laquelle la méthode cartésienne avait pour but de “déchaîner la pensée”…

« Aron-Dandieu interprétaient la démarche cartésienne comme une méthodologie pour “déchaîner la pensée humaine, soumise à l'esclavage des diverses autorités scholastiques ou mystiques.” Descartes avait suivi un chemin paradoxal puisqu’il “avait dû commencer par enfermer [cette pensée] méthodiquement en elle-même", ce qui consistait stricto sensu à l'emprisonner à double tour ; il l’avait soustraite à toute influence extérieure, principalement celle de l'histoire et de sa contingence, et proposait à l’homme de prendre “son cerveau pour centre, de poursuivre avec ses propres moyens intellectuels une épopée mathématique” (naturellement artificielle parce que tenue à un outil théorique). Le point critique qui nous importe est ce moment, quelque part dans l'histoire, où l'on subvertit la démarche, “où l'on constata que la méthode cartésienne était susceptible d'applications pratiques, étrangères à la connaissance proprement dite, et donnait en particulier la clef de toutes les économies de force qui sont à la base de la puissance de l'homme moderne.” Du plan mathématique induisant un caractère nécessairement et seulement méthodologique, on passait à une application abusive débouchant inexorablement sur la mise en place d'une machinerie nouvelle d'exploitation du monde et des êtres. Parti de l'expérimentation éventuellement féconde de Descartes, on aboutit à l'organisation spirituellement subversive de Henry Ford. [Le “fordisme”.] La méthode perdait inéluctablement son caractère révolutionnaire de moyen de changer la pensée en étant désignée elle-même comme l'accomplissement du changement. Ces différentes évolutions illustraient la structure essentielle de la conception de l'activité humaine proposée par le système de l'américanisme, — la confusion des moyens et des fins, substitution du “comment?” au “pourquoi?”. L'esprit fut emprisonné à l'occasion de la substitution. Le but de sa libération était abandonné au profit d'une apparence de libération ménagée par l'hypertrophie des moyens : on développait le processus d'exploitation d'une libération tenue pour acquise, alors qu'elle ne l'était pas, et même le contraire. C'était l'exploitation présentée comme une libération (déjà un masque). Le résultat se définit comme une perversité, et il s'agit bien d'un processus de subversion. L'esprit non encore libéré se trouva au contraire de plus en plus emprisonné dans son aliénation (nommée “conformisme”) par le développement des moyens (le “comment?”) présentés faussement comme l'application de la liberté.

» La méthode ne prétendait plus explorer des voies nouvelles pour mieux affronter l'irrationalité tragique de l'Histoire. Elle était devenue elle-même un monde nouveau où l'Histoire, irrationnelle et tragique par définition, n'avait plus sa place. “Tout en conservant certains cadres de pensée et certaines règles, écrivent encore Aron-Dandieu, la méthode rationnelle perd[ait] désormais toute valeur agressive : ce n’[était] plus une arme de conquête, mais tout au plus un moyen d'exploitation ; toute valeur héroïque lui [faisait désormais] défaut : elle [était] réduite à n’être plus qu'une routine et une technique.” » (8)

J’ai cité ce passage d’un livre publié dix ans plus tôt, sur ce point, sur ce même sujet, pour montrer d’abord cette fidélité nécessaire, cette estime même, pour l’image si riche et puissante du “déchaînement de l’esprit” (lui “ôter ses chaînes”) ; pour montrer ensuite combien, en même temps et sans trahir le reste, ma démarche est différente à ce propos, combien elle a évolué. Je doute que je m’attarderais, aujourd’hui, à cette explication comme je le fis il y a dix ans ; si j’ai choisi d’en reproduire une partie ici, c’est pour mieux faire distinguer ce que je considère comme accessoire et ce qui me paraît essentiel. Finalement, l’explication d’Aron-Dandieu m’apparaît moins importante dans sa substance même, que dans l’indication qu’elle donne précisément de l’ampleur et de l’ambition du domaine qui était débattu alors qu’on débattait de l’Amérique, en France, dans ces années 1919-1933. Il s’agit bien de l’identification de la Grande Crise, celle qui s’est manifestée dans un paroxysme avec la Grande Guerre, qui se manifeste aujourd’hui également, au début de notre XXIème siècle, d’une façon paroxystique, qui est la grande crise de la modernité. Identifiée de cette façon, la période 1919-1933 renvoie, presque exactement à un siècle de distance, à cet épisode que nous avons signalé à deux reprises dans un certain détail, qui est ce que je nommerais “le Moment Stendhal” ; et 1919-1933, c’est “le Moment Stendhal” renouvelé.

On voit alors qu’il n’importe que fort secondairement de connaître les motifs et les causes des démarches des uns et des autres. Il est manifeste que la démarche de Stendhal, qui est d’abord suscitée par un fondement esthétique puisque c’est à partir du double contradictoire de l’Italie en tant que ce pays représente pour lui la beauté, qu’il finit par rejeter avec une force inouïe l’Amérique et sa laideur, est différente de celle d’Aron-Dandieu. Là n’est pas le pivot central de notre propos. Il n’est pas non plus dans l’attaque de l’Amérique en tant que telle, comme l’on caractérise souvent une partie de la démarche de Stendhal, tout comme l’on tente de caractériser l’entièreté de la période 1919-1933 lorsqu’on s’avise qu’elle existe en tant que telle. (9) Bien entendu, on comprend le fondement de cette approche critique, dont on accorde aussitôt qu’il est sans doute inconscient, d’une démarche dont l’ambition est essentiellement réductrice ; comment réduire l’adversaire à sa propre mesure, en l’attirant sur le terrain des “faits” apparents, en le cantonnant dans une prison de mauvaise réputation qu’on nomme “anti-américanisme” ? Ils furent nombreux, surtout à partir des années 1940, lorsque l’empire américaniste fut établi, à apporter leur contribution au patchwork ainsi composé de la dénonciation d’une critique jugée mesquine, jalouse et médiocre, comme l’on apporte sa petite commission ; avec l’avantage, certes, en s’attardant aux motifs de celui qui pousse le cri d’alarme (alerte à l’anti-américanisme !), d’oublier de s’intéresser vraiment à ce qui fait le motif de cette alarme. Passons outre, ces contributeurs livrent une bataille besogneuse qui n’entre pas dans notre propos. Il n’est pas question d’anti-américanisme décidément, mais du procès fiévreux, fondamental, absolument nécessaire, de la modernité, et qu’il passe par l’approche absolument critique de l’Amérique, dans cette époque telle qu’on la décrut parce qu’elle fut effectivement ainsi, est la plus naturelle, la plus saine des démarches, de celles qui soignent les pathologies des esprits enivrés de modernité.

Cet équivalent d’un second “Moment Stendhal”, un siècle après le premier, le confirme tout en lui donnant toute sa signification, toute sa puissance, en l’élevant et, littéralement, en le transmutant. Entre-temps, des événements d’une grande importance sont survenus, dont cette Grande Guerre dont nous faisons si grand cas dans notre récit, justifiant effectivement qu’il y ait eu élévation et transmutation. En liant effectivement la Grande Guerre à la période 1919-1933, c’est-à-dire en faisant le lien entre l’Allemagne et l’Amérique selon le point de vue de l’observation du grand courant historique qui nous importe, on comprend bien que l’essentiel est bien le lien. Lui-même fait effectivement de l’événement considéré un second “Moment Stendhal”, c’est-à-dire un événement encore plus intense que le premier, mais entièrement sur ses traces, complètement selon le même propos. L’appréciation critique soi-disant anti-américaniste et en réalité critique de la modernité telle que l’américanisme de l’“idéal de puissance” la transforme, détaille tous les aspects de cette modernité et de la sourde bataille qui la caractérise, que ce soit le travail standardisé, le “fordisme” des Temps modernes de Chaplin, qu’il s’agisse d’Hollywood et de la communication, de Wall Street, du jazz et des Noirs manipulés à mesure et parfois tentés par la révolte, que ce soit la littérature exsudée par ses rebelles qui suivent la tradition du passage parisien ; il s’agit de la critique d’un pays grand comme un continent, c’est-à-dire d’un monde et de son époque, c’est-à-dire de la modernité. L’Amérique n’est pas en soi l’objet du procès, elle est l’écrin, le sertisseur de la chose, parfaitement “modernité moderne” de Stendhal, “parti des industrialistes” devenu “patrie des industrialistes”, l’Amérique alors confrontée à sa création pour pouvoir mieux être pesée, mesurée et appréciée. On comprend bien, devant cette “totalité critique”, comme il en faut pour une approche critique d’un phénomène totalitaire, pourquoi les anti-critiques, les belles âmes libérales, les vagues à l’âme transatlantiques, s’employèrent à peinturlurer la période en un mouvement d’humeur anti-américaniste pour le moins suspect. Il n’y a rien de plus rassurant qu’une étiquette, lorsqu’elle est rédigée à l’encre sympathique qui permet d’étouffer le vrai sujet de la chose ; il n’y a rien de plus apaisant qu’une catégorie, qui permet d’expédier la condamnation en même temps que l’usage du stéréotype comme colonne vertébrale de la plaidoirie ; il n’y a rien de plus diluant, enfin, que la réduction du phénomène qui vous épouvante par son universalité, en une démarche qu’on peut réduire à des acquêts de fortune, pour mieux pouvoir émettre un jugement de tribunal d’exception plutôt qu’élaborer un jugement de l’esprit.

Dans les années 1920, les Français, emmenant les Européens avec eux ou bien parlant au nom de l’Europe en un sens, et soudain investis d’une audace considérable de la perception, découvrent l’Amérique comme l’on fait d’un continent nouveau ; l’Amérique débarrassée de ses oripeaux stéréotypés, de la tentation exotique à l'imagerie qu’on jugerait fascinante d'une sorte de Nouveau Monde qui serait le monde recommencée, au “modèle” constitutionnel et politique chargé à craquer de toutes les sagesses antiques, à débattre, à encenser ou à tenir à distance c’est selon. Dans les années 1920, on découvre l'Amérique dans sa totalité enfin respectée et, aussitôt, il apparaît que l’Amérique c’est bien plus que l’Amérique ; que le Nouveau Monde n’est rien de moins que le monde dans lequel nous entrons, qui est la modernité elle-même ; et, seuls, nous Français, nous savons, parce que nous avons subi le choc inouï de la Grande Guerre, que ce monde de la modernité dans lequel nous entrons est, en réalité, dans le cours de son installation sous nos yeux, l’intégration de l’immense crise née plus d’un siècle plus tôt dans les structures du monde. L’expérience de la Grande Guerre permet d’éviter les tromperies faussaires que suggèrent les interprétations intéressées, – celle de l’anti-américanisme per se, comme s’il ne s’agissait que de l’Amérique, un autre monde pour lequel les esprits chagrins conçoivent quelque jalousie ; celle de la modernité présentée simplement comme “nouvelle époque” obligée, comme l’on dirait d’une transition en cours qu’il s’agit d’une simple formalité. Le poids écrasant et tragique de la Grande Guerre, l’expérience indépassable et indicible en un sens, tout entière perçue dans la fibre de l’être et inscrite désormais dans sa psychologie sans qu’il soit nécessaire de la dire, l’expérience qui fait dire à Jean Daniel dans un mot si complètement prémonitoire de l’interprétation nécessaire de l’épisode : « Les survivants de la guerre de 14-18 m'ont souvent fait penser aux juifs d'après la Shoah, parce qu'ils ont été saisis d'un vertige total » (10), – voilà qui transforme décisivement la perception de la période qui s’installe dans les années 1920 et le commentaire qui l’accompagne, et l’interprétation qui mûrit. Voilà qui fait dire : ce n’est pas simplement une nouvelle époque, ce n’est pas seulement un pays immense qu’il faut découvrir, ce n’est pas quelque chose de plus qui nous fait pénétrer dans une nouvelle époque qu’il nous est interdit de juger encore, parce que nous ne la connaissons pas. Au contraire, nous nous y reconnaissons parfaitement, enfin mesurant les dimensions formidables du phénomène ; nous la connaissons parfaitement, cette crise comme une ombre immense, qui envahit notre horizon, elle nous est familière ; déjà, Stendhal, il y a un siècle, la distinguait exactement, à sa mesure, dans sa véracité profonde, en reculant d’horreur devant le “parti industriel” qui prétend s’arroger la culture ; Paul Bourget la désignait, peut-être involontairement qu’importe, en nous parlant de ces « autres ténèbres » alors que son navire fendait les flots vers Liverpool, retour du Nouveau Monde ; Guglielmo Ferrero opposait l’“idéal de perfection” à l’“idéal de puissance” et, de cette façon, il ne faisait également qu’identifier à sa façon la même crise, ou bien encore la crise déclenchée par la modernité, pendant que les soldats de Verdun en expérimentaient toute l’horreur. Les années 1920, jusqu’en 1933, ont sorti définitivement de sa gangue dissimulatrice la crise telle qu’elle est, et elles se sont exclamées, soudain saisies d’effroi mais sans jamais perdre ce qui fait le sang-froid : “Te voici donc, le monstre, nous t’attendions puisque tu nous étais promis, et désormais l’affrontement est inéluctable.”

…Honneur à cette époque, qui embrassa le monstre dans sa totalité, ne craignant pas de plonger son regard au fond des yeux de la chose, et ne reculant pas devant ce qu’elle y découvrit, qui pourrait se dire ainsi : “voici ton destin, le monstre, et voici que je ne veux pas qu’il soit le nôtre”. Cette époque qui est ignorée pour ce qu’elle est, grimée par nos soins en une imagerie qui convient à nos croyances temporaires, cette époque retentit, au contraire, comme le hululement terrible d’une corne de brume ; elle nous sert de signal, elle est comme la lumière incertaine et pourtant qui nous semble si vivante et si chaude, du phare fouetté par les embruns de la tempête dans les « autres ténèbres » de la nuit du monde.

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Enfin, pour venir au terme de cette étape de la réflexion, nous attend la question du choix de 1933 comme borne de fermeture de la période, avec une réponse qui permettrait en même temps de dispenser un éclairage nouveau sur ce qui a précédé, en préparant l’ouverture pour ce qui suivra. Notre propos est d’affirmer que cette période de lucidité là encore assez française et sans pareille au regard de la réalité profonde, de la force eschatologique de la crise née un siècle et demi plus tôt, que cette période née en 1919 dans le fracas finissant de la Grande Guerre, s’est close en 1933, justement. On ne signifie pas qu’un rideau se baisse et que plus rien ne la concerne, comme l’on passe à autre chose ; on avance qu’à partir de 1933, la pensée générale bascule et est aspirée sur une autre voie, vers une autre pente. Elle perd de vue ses références puissantes, sa perception aiguë du phénomène. Elle semble se dépouiller des atours puissants de la lucidité, comme brusquement lassée par la fréquentation des hauts sommets, comme soudain tentée par une représentation historiographique tracée par la folie humaine aux dépens de la grande Histoire qu’elle accompagnait jusqu’alors. La lucidité est un poids qui n’est pas donné à toutes les âmes de supporter longtemps, qu’il n’est pas donné de supporter longtemps quoi qu’il en soit, et, bientôt, au terme de la période, se glisse le poison fatal du tædium vitae du temps courant. Chaque époque, que l’on détermine autant par ses repères que par notre intuition, comprend son élan, son inspiration, son sommet, sa période fécondatrice, puis sa pente, sa chute, son désenchantement et son amertume... Cela, pour l’idée de “l’esprit du temps”, en général.

Si la perception de la période correspond à ce schéma de la montée vers les sommets, de la fécondation de l’essentiel de la démarche, de la chute enfin, elle demande quelques explications sur les circonstances et les conséquences. Pourquoi dire 1933 plutôt que, par exemple – mais bon exemple puisque c’était notre choix initial – 1934 ? En 1934 ont lieu des événements importants, par exemple en France et en URSS ; en France, le 6 février ouvre la période des troubles et des fractures idéologiques de l’entre-deux-guerres devenu le Notre avant-guerre de Brasillach. Ainsi fait, et sans choisir son parti, sans s’occuper de reconnaître à l’un ou à l’autre plus de vertu ou de tort qu’à l’autre, le fait est que la France tourne le dos au destin qu’on a présenté précédemment. Sa réflexion va laisser la place à la tension politique, la tension artificielle des idéologies de circonstance. On sent, qui s’inscrit, qui s’impose subreptice, qui investit sans crier gare, une sorte de désespoir de l’époque, qui n’est pas nouveau, – jamais, rien de nouveau sous le soleil lorsqu’il est question de désespoir, – mais qui est dans ce cas dépendant de circonstances ; je dirais qu’il s’agit d’un “désespoir subjectif”, sinon constructif, sans aucun doute tout à fait romantique, qui s’abîme avec délice dans l’action obscurément ou inconsciemment devinée comme inutile mais accomplie tout de même parce qu’il ne faut pas désespérer les autres, Billancourt et le reste ; qui se traduit par des actes, des programmes, des ambitions, mais de la sorte, extrêmement terrestre, dont on devinerait avec un peu de mesure qu’elle s’épuisera dans sa propre manufacture, imposant le sacrifice aux êtres au nom d’une idée qui vient d’eux-mêmes et les contraint dans des engagements sans espoirs. Ce n’est pas un hasard si les franquistes, ou les phalangistes, crient Viva la muerte. Il s’agit d’ouvrir son intuition, de déchaîner sa morale des contraintes partisanes, et d’en juger pour ce que pèse tout cela ; il y a dans ce cri une grandeur sans espoir qui nous dit que le jeu, que le plaisir, sont bien ceux du désespoir ; il y a dans cette grandeur une façon d’abdiquer tout espoir sans briser l’espérance des illusions, c’est le mot qui convient, qui ramène l’entreprise à la dimension d’un jeu tragique dont la réussite n’est nullement la règle essentielle.

Un autre événement important de 1934, c’est, en décembre, l’assassinat de Kirov, le chef du parti à Leningrad ; liquidé par Staline, sans doute, ou plutôt sans aucun doute, – qu’importe ; c’est le signal de l’attaque finale contre les structures de l’ancien monde de la révolution bolchévique, le stalinisme atteignant son essence, et, pour notre propos, l’URSS parallèlement obligée d’ouvrir sa doctrine sur l’extérieur pour ne pas étouffer, pour commencer à aménager les effets des tensions insupportables de sept années qui vont suivre, celles de “la Grande Terreur”, des purges homicides et massives, des liquidations sans fin et sans buts, des perceptions faussaires imposées de la nature du monde, de l’air même qu’on respire, tout cela bouleversant la psychologie jusqu’au bord du collapsus. Pour que le pays survive, il faudra au terme la guerre extérieure, – et c’est de cette ouverture-là que je veux parler, objectivement “préparée” par sept années d’activisme subversif qui vont faciliter le mouvement embrassé ici. Chostakovitch rapporte combien la guerre, l’attaque de Hitler de juin 1941, apporta une détente extraordinaire à la psychologie malgré le flot de sang qu’elle promettait, parce que, soudain, l’on pouvait se référer à la réalité, l’on pouvait, – l’on devait quitter le terrifiant univers factice du stalinisme. Kirov annonce la détente paradoxale de 1941, en induisant l’entrée de l’URSS dans un univers si complètement fou, qu’il faudra en sortir, effectivement, par la violence de l’attaque de Hitler et l’appel d’un Staline décomposé et recomposé aux “petites sœurs” et aux “petits frères” de la nation russe redécouverte, comme font les Slaves face aux Germains. Pour notre propos qui appréhende dans ce cas l’effet indirect, cela signifie que l’URSS et le communisme, jusqu’alors absents des relations et des humeurs internationales, vont y peser désormais de leur poids en y introduisant leur idéologie partisane. Cet événement complète le précédent (6 février 1934), il confirme le reclassement des esprits, la division désormais impérative entre deux camps d’où la nuance est exclue, et selon une référence qui est désormais celle de la conceptualisation du monde par la pensée humaine, avec la prétention affirmée de se rendre quitte des réalités du monde. L’esprit se ferme.

Ainsi cela ne pouvait-il être 1934, qui concerne déjà la suite dans une nouvelle séquence, et cela fut-il 1933. Deux événements prennent leur place, qui justifient notre choix contraint en le rendant finalement impératif, puis tout à fait juste, tout à fait évident, aussi aveuglant qu’un soleil. Ils concernent les deux pays dont nous suivons le cours dans le grand flux historique, en achevant la succession qui s’est amorcée en 1918-1919, entre l’Allemagne et les USA. Dans le premier pays, l’accession de Hitler à la chancellerie clôt l’aventure commencée en 1871 dans la Galerie des Glaces, et plus en deçà, en 1806, à Iéna. Quelle que soit l’appréciation qu’on donne de ses premières années de gouvernement, Hitler installe une fatalité de la folie bien plus que les sombres desseins organisés dans le flux du grand courant historique qu’on a identifié et qui soutient tout notre propos. Hitler est une fatalité, quelque chose qui contient en soi sa propre destruction, sa tendance absolument pathologique de l’apocalypse, son nihilisme presque sardonique, cette tension de la destruction comme forme achevée de la création, – comme une caricature monstrueuse de l’Allemagne de 1914, une sorte de wagnérisme poussé à l’extrême de sa déformation possible. Hitler n’est à aucun moment une proposition d’avenir, même monstrueuse, même pour 1.000 ans, – il n’est jamais que la fin de quelque chose. Les explications de lui qui pourraient être données s’éloignent toutes de la grandeur de l’Histoire et de la puissance des desseins transcendantaux, pour explorer les formes sombres les plus triviales de la nature humaine, et celles-ci prenant le dessus sur toute autre force digne de considération. John Kenneth Galbraith, qui fit partie de l’équipe nommée par le gouvernement des Etats-Unis pour conduire une vaste enquête sur les dirigeants nazis à la fin de la guerre, n’en trouva qu’un parmi eux, – Albert Speer – qui lui parut soutenir un certain niveau intellectuel ; et Speer lui décrivit la marque principale du gouvernement nazi pendant les années de guerre, comme celle d’une dépravation triviale justement, – dont l’effet était multiplié, dans les décisions prises, par la rigidité des structures, l’esprit d’obéissance et de discipline bureaucratique…

« They were indeed – I do not exaggerate – an incredible collection of often deranged incomptence. Speer knew that this would be the judgement of history and moved to make clear his separate standing. This led him to point out the extraordnary rôle of alcohol and drugs as the Nazi régime was coming to an end. […] This prospect Speer had emphasized at Flensburg : “When the history of the Third Reich will be written, il will be said that it drowned in a sea of alcohol… In those last months, I was always dealing with drunk men. »

Ainsi, dans notre récit de la borne de la période, qui est l’année 1933, l’accession d’Hitler n’a que le rôle de signaler le crépuscule de l’ambition allemande qui avait reçu un coup terrible en 1918, et celui de confirmer que l’Allemagne avait effectivement, depuis cette même défaite, perdu le rôle fondamental qu’elle avait joué dans le grand courant historique que nous examinons. La plus grande importance que nous accordons à l’année 1933 se situe, comme par contraste volontairement établi, vers d’autres horizons, vers la puissance qui a déjà le relais et sa place fondamentale dans le drame. 1933 est à la fois le temps où la Grande Dépression américaniste touche le fond de l’abysse qu’elle représente pour les USA, et celui de l’arrivée au pouvoir de Franklin Delano Roosevelt (FDR), avec un lien d’une puissance inouïe entre ces deux événements. Notre intérêt exclusif, pour ce cas, va au premier, tandis que le second trouvera la place que mérite son importance dans la période suivante de ce récit.

La crise économique, que l’Amérique avait semée dans le sillage de l’effondrement du Black Tuesday de Wall Street, d’octobre 1929, les avait tous touchés. La marque incontestable de la crise mondiale est américaniste dans son origine, dans sa force symbolique, dans sa puissance cataclysmique. Tandis que tant de pays se débattaient dans les affres terribles de la crise mais dans des dimensions qui font qu’on dit : “On en a vu d’autres”, les USA suivaient une voie particulière, qui semblait absolument celle de la tragédie historique fondamentale. A l’instar d’André Maurois, comme d’autres, parcourant l’Amérique dans ces jours terribles, au point extrême de la tragédie que fut l’hiver 1932-1933 avant d’en faire le rapport dans ses Chantiers américains de septembre 1933, l’on pourrait écrire :

« Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver, vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche. […] On voyait arriver le moment où les autorités fédérales n'auraient plus le phénomène du chômage “en mains”, et où des millions de gens seraient acculés à l'émeute. »

Quelques semaines plus tard, le 5 mars 1933, FDR prit ses fonctions et sa secrétaire au travail Frances Perkins nota ce qu’elle retenait de cette étrange journée : « Nous étions dans une situation terrifiante. Les banques fermaient. La vie économique du pays était pratiquement paralysée. Roosevelt devait prendre en mains le gouvernement des États-Unis. Si un homme avait jamais voulu prier, ce devait être en ce jour-là. Il voulait vraiment prier, et il tenait à ce que chacun vînt prier avec lui. [...] Ce fut impressionnant. Chacun priait, alors que le Docteur Peabody lisait l'action de grâce pour “Ton Serviteur, Franklin, qui est sur le point de devenir Président de ces Etats-Unis”. Nous étions là, Catholiques, Protestants, Juifs, mais je doute que l'un d'entre nous ait pensé à une différence à cet instant... »

Cette description multiple d’un climat des choses, dans ce qui est manifestement une tragédie de la fin d’un monde, suffit pour nous convaincre qu’en cet instant de l’Histoire qu’est cette année 1933, nul ne doute, en conscience pour quelques-uns, d’une façon irréfléchie pour les autres, que l’expérience américaniste est à son terme et, avec elle, l’ordre mondial et capitalistique qu’elle a représenté. De cette façon, que 1934 enchaîne sur 1933 avec l’apparition comme préoccupation centrale de l’affrontement d’idéologies qualifiées de nouvelles, perçues comme révolutionnaires, toutes animées par l’esprit d’une recherche de la succession de l’ordre capitalistique, voilà qui ne peut susciter le moindre étonnement dans notre for intérieur. L’esprit, que dis-je, la psychologie elle-même, et sans la nécessité de la conscience, prend acte du décès d’un temps économique et idéologique, de la perspective ainsi ouverte à la recherche d’un temps historique complètement nouveau. Cela est bien assez pour imposer à la réflexion continue que nous avons tenté de détailler, et qui se concentrait sur l’analyse critique du phénomène de l’américanisme, d’abandonner son sujet principal pour aller de l’avant. Quelle utilité, désormais, d’une approche critique de l’américanisme alors que l’américanisme gît, blessé à mort ?

C’est un tour de l’Histoire, à sa façon, et l’esprit s’y est laissé prendre. On a vu que l’originalité de la critique de l’américanisme pendant cette période se trouvait en ceci que cette critique prenait comme objet, en vérité, bien plus que l’américanisme, et qu’il s’agissait de la modernité désormais soumise au modelage de l’américanisme, et les deux ainsi confondus. Il s’agit d’un système général, dont les sources sont multiples, dont la parenté avec la Grande Guerre et les ambitions allemandes ne peut être ignorée, qui répond à une dynamique historique dont on a exploré les sources au crépuscule du XVIIIème siècle, dont l’Amérique triomphante d’à partir de 1919 ne fait que commencer à prendre le relais. Tout cela, ce système dynamique, dépasse les avatars de l’Histoire et, même, s’en sert sinon les provoque. C’est pourtant à l’occasion de cet “avatar” que la réflexion critique si originale va perdre de vue son objet, et, proche de considérer que l’Amérique est mise à terre, sur le point d’être balayée de l’Histoire, conduire à une conclusion selon laquelle on pourrait croire qu’elle-même, cette critique, n’a plus lieu d’être selon l’ampleur qu’on lui a vue ; et considérant, presque comme allant de soi, que les temps ont changé, qu’il faut désormais tenir pour acquis que la chute de l’Amérique signifie le commencement de la fin, sinon la fin elle-même, du terrible système du capitalisme et du machinisme dans toute sa puissance et que le temps est passé à une autre urgence, celle de rechercher une nouvelle alternative à la dynamique prédatrice de l’“idéal de puissance”. Ainsi écarte-t-on, d’une façon somme toute compréhensible mais néanmoins bien malheureuse, la grande mission de critique qui fit l’honneur de ce temps, pour se tourner vers la recherche d’autres horizons. C’est dans cette faille fatale, et cette rupture brutale dans le processus que nous avons décrit, que se glissa le poison de l’affrontement idéologique qui brouilla toutes les cartes.

Pour la France, où le privilège de l’Histoire avait mis la source d’une lucidité sans pareille, payée au sang des massacres de la Grande Guerre, se ferme une période glorieuse et s’en ouvre une autre, trompeuse. Le désastre est au bout de cette distraction mortelle. La cause en est moins due à l’adversaire retrouvé (l’Allemagne), qui est lui-même trompeur par rapport aux véritables enjeux, qu’au retour à l’une de ces périodes molles et incertaines, ambiguës et nihilistes, marquées par les divisions civiles, la fascination des factions pour leur propre décadence attifée d’atours voyants et vulgaires, dont cette nation a le funeste secret. A cette lumière, je dirais qu’il n’y a pas plus ressemblant de la France de l’immédiat avant-guerre de 1939, que celle de l’avant-guerre de 1870.

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Il n’est pas inutile ni indifférent de s’imposer, à ce point du récit, une étape qui nourrira une réflexion complémentaire au récit tel qu’il a été conduit jusqu’ici, d’un événement à la fois très spécifique et en apparence très étrange. On pourrait en tirer quelques enseignements supplémentaires, qui éclaireront d’une lumière encore plus vive le tournant historique que nous décrivons. L’événement marque effectivement la fin de la période que nous venons de clore très précisément, c’est-à-dire cette année 1933, – pour s’étendre, disons jusqu’autour de 1935. Il s’agit de l’événement du basculement des intellectuels français vis-à-vis de l’Allemagne.

Pour instruire ce dossier, je cède la plume à un historien de la littérature politique, — Jean-Marie Carré, professeur à la Sorbonne, à partir de son livre Les écrivains français et le mirage allemand, dont l’année de publication est 1947 (Éditions Contemporaines, Boivin et Cie, Paris). Je ne connais rien de monsieur Jean-Marie Carré et n’ai rien lu de lui hormis le livre cité ; c’est l’écrit, le récité même, qui m’intéresse. La chose a la clarté du constat et la netteté des bornes de la seule description de l’événement. Nous savons à quoi nous avons affaire, sans fioritures, sans inutile perte de temps.

« Dans l'ensemble, notre image de l'Allemagne est colorée par le préjugé et la passion politique. Entre 1932 et 1935, il faut bien avouer que les écrivains dits “de gauche” n'ont pas eu une vision bien nette de la prodigieuse transformation allemande, une conscience aiguë du péril qu'elle impliquait. Ils préconisaient volontiers une entente à tout prix et un désarmement unilatéral. Cependant, à partir de l'affaire des sanctions, de la guerre abyssine et surtout de la guerre civile espagnole, leur vigilance s'éveilla, et bientôt elle s'affirma avec une intransigeance inattendue. Parallèlement, il est indiscutable que les écrivains dits “de droite” ont, jusqu'en 1935, attiré l'attention, et souvent en vain, sur la nouvelle Allemagne, dénoncé ses préparatifs politiques et militaires. Puis une certaine dissidence s'esquissa chez eux aussi ; toute une partie de la presse bourgeoise et conservatrice, effrayée par le bolchevisme, se prit à considérer l'Allemagne hitlérienne comme un rempart dressé contre le péril russe et s'attacha à nous donner de celle-ci une image flatteuse, sympathique et tonifiante. Il y eut là un renversement des positions vraiment paradoxal, un dramatique chassé-croisé. Dès 1936, les internationalistes de la veille accusaient de trahison ceux qu'ils taxaient auparavant de militarisme. Ceux qui prêchaient la conciliation se mirent à exiger une politique de force et de fermeté. Quelques mois avant Munich, le malheureux Pierre Brossolette notait ce prodigieux renversement des attitudes : “L'histoire de la troisième République, écrivait-il, n'offre pas de bouleversement plus sensationnel que celui qui a détourné de la gauche vers la droite l'accusation de trahison et de la droite vers la gauche l'accusation de bellicisme.

[...]

» Parmi les pacifistes se trouvent des individualistes radicaux comme Alain, des marxistes comme Jean-Richard Bloch. Pour ceux-ci, le problème n'est pas simple, les données sont mal éclaircies.

» Dans ses Libres propos (25 juin 1933), Alain se défend à propos des persécutions allemandes, contre “les cœurs généreux” qui l'accusent d'être “insensible”. Ne soyons pas dupes des propagandes, des informations tendancieuses, des contagions grégaires, du “bourrage de crâne”. Gardons éveillé notre esprit critique et notre sens de l'homme. “J'ai peu réagi devant la crise hitlérienne. Les choses éloignées ne me remuent guère. Depuis que je suis au monde, on m'a montré l'Allemagne comme un être allégorique... qui menaçait, qui rusait, qui mentait, qui torturait, qui se gorgeait de bière et de refrains. Je n'ai rien cru de tout cela, et je souhaite que nos dirigeants se délivrent de ces fantômes. Au rebours, dans chaque Allemand que j'ai vu, j'ai promptement reconnu l'homme. Non pas tout bon; il n'est point d'homme tout bon... mais encore suffisant pour un rapport de société.” Voilà le point de vue de l'individualiste. Jean-Richard Bloch se refuse également à jeter le blâme. “Laissons nos voisins, écrit-il dans Europe (15 juillet 1933), faire leur salut à leur façon. Cette façon n'est pas la nôtre... Elle nous est parfois très antipathique, elle nous heurte, nous blesse, nous irrite... Mais mon regret, mon chagrin, ne sauraient prendre la forme d'une condamnation... Quelle autorité aurais-je, membre d'un pays capitaliste, où la liberté parlementaire n'est plus que le voile hypocrite de l'oligarchie capitaliste, pour donner des leçons de vertu à mon voisin ?” Voilà le point de vue d'un marxiste.

» Telle n'est pas l'attitude d'un Romain Rolland. Pour lui, le problème est clair. L'Allemagne a démasqué son vrai visage. Le 30 avril 1933, il refuse la médaille Goethe que veut lui remettre, de la part du président Hindenburg, le consul allemand de Genève : “Ce qui se passe aujourd'hui en Allemagne, l'écrasement des libertés, la persécution des partis opposés au gouvernement, la proscription brutale et infamante des Juifs, soulèvent la révolte du monde et la mienne. Vous ne pouvez ignorer que cette révolte, je l'ai exprimée dans des protestations publiques. J'estime qu'une telle politique ruine l'Allemagne dans l'opinion de millions d'hommes de tous les pays de la terre : elle est un crime contre l'humanité. Il m'est impossible d'accepter cet honneur sous un gouvernement qui a fait de cette politique son programme d'idées et d'action.”

» Le 9 mai a lieu à Berlin l'autodafé des livres proscrits par Hitler. Romain Rolland est épargné. Les journaux allemands le remarquent et lui conseillent d'être discret. La Kölnische Zeitung du 9 mai déplore son attitude et fait appel à ses anciens sentiments de sympathie pour l'Allemagne. Il répond à cet article, le 21 mai, par une lettre ouverte au rédacteur en chef du grand journal rhénan.

» “II est bien vrai que j'aime l'Allemagne... Mais l'Allemagne que j'aime et qui a nourri mon esprit est celle de ses grands Weltbürger, de ceux qui ont travaillé à la communion des races et des esprits. Cette Allemagne est foulée aux pieds, ensanglantée et outragée par ses gouvernants ‘nationaux’ d'aujourd'hui, par l'Allemagne de la croix gammée qui rejette de son sein les esprits libres, les Européens, les pacifistes, les israélites, les socialistes, les communistes qui veulent fonder l'Internationale du travail. Comment ne voyez-vous pas que cette Allemagne ‘nationale-fasciste’ est la pire ennemie de la vraie Allemagne, qu'elle la renie ?” Et il ajoute en post-scriptum: “Vous traitez de calomnies les griefs étrangers contre le fascisme hitlérien... Déniez-vous donc les propres déclarations de vos chefs, Hitler, Goering, Goebbels, publiées et diffusées par la radio? Leurs incitations à la violence, leurs affirmations d'un racisme insultant pour les autres races, comme les Juifs, tout ce relent d'un moyen âge depuis longtemps dépassé par l'Occident? Déniez-vous ces autodafés de la pensée, ces bûchers enfantins de livres répandus dans le monde entier? Déniez-vous cette insolente intrusion de la politique dans les Académies et les Universités ?” Romain Rolland n'a plus d'illusion. Il se fait de l'Allemagne une image tristement exacte, curieusement la même que nous révèlent à l'époque dans la Revue des Deux Mondes des écrivains de droite comme Jacques Bainville, Robert d'Harcourt et Wladimir d'Ormesson. Mais il n'est pas suivi par tous ses amis d'Europe, de La Lumière, des Libres Propos. Ce n'est pas un des moindres paradoxes de cette extraordinaire confusion des esprits que de voir un homme de bonne foi comme Jean Guéhenno préconiser cette entente et cette collaboration avec l'Allemagne qu'exaltaient d'autre part ses adversaires politiques, un Alphonse de Chateaubriant ou un Robert Brasillach. N'est-ce pas lui qui écrit dans Europe, le 15 avril 1935 : “Entre la paix et l'hitlérisme en Allemagne, je choisis la paix.” Il va même plus loin encore: “Entre la paix et la révolution socialiste, si la guerre devait en être la condition, je choisis encore la paix.” Il se contenterait, ajoute-t-il, “d'une France désarmée et modeste, mais forte de son génie raisonnable et de sa tradition révolutionnaire”. »

Je m’attache un instant à un tel désarroi, une si complète indécision à propos de soi, — cela, je ne cache pas mon dessein, pour dire quelques mots à propos de la France et de ses intellectuels en général, dans cette période funeste et charnière à la fois, à propos d’une affaire politique qui a été, depuis, présentée comme essentielle à notre siècle, à notre histoire et à notre destin, parfois même exclusivement essentielle à l’exclusion de toute autre ; “un tel désarroi, une si complète indécision à propos de soi”, voilà qui ne peut être contenu dans les limites de l’opinion et des désaccords d’opinion, du commentaire du chroniqueur politique, de l’évolution normale et courante de la position de l’intellectuel. La vérité est que le plus gros de la troupe des intellectuels français qui formèrent plus tard les bataillons furieux de l’anti-nazisme, contre cette chose dénoncée comme la pire possible jusqu’à l’inconcevable, agit et pensa durant des années, au nom de théories dont on peut aimer la joliesse mais dont on doit contester l’opportunité, pour faire, indirectement et parfois même directement, le lit des conditions et des dynamismes qui forgèrent les outils du nazisme et permirent à Hitler de s’installer là où il s’installa, avec la puissance qu’il acquit aussitôt.

Ce bouillonnement sans queue ni tête mais qui se mord la queue tout de même, ce “chassé-croisé”, ces erreurs et querelles de jugement, dans une période aussi essentielle, sur un sujet aussi pressant, toutes ces choses que nous rappelle monsieur Carré concernent la nation elle-même ; toute une nation qui se perd elle-même, qui se brouille et qui hésite, qui s’enferme dans des affirmations idéologiques aussi verrouillées que des portes de prison, qui se laisse secouer par autant de diktat, qui se laisse emporter dans des chemins de traverse ; et, là-dessus, ces chemins de traverse qu’on oublierait très vite, plus tard, lorsque les causes auront été canonisées, lorsqu’on oubliera commodément que ces intellectuels qui s’en sortirent assez pour paraître avoir toujours été “du bon côté” s’étaient mis “du bon côté”, souvent, quand cela leur parut être de bonne politique parisienne, certains vraiment d’extrême justesse. Diantre, ils me font songer haut, ces “antifascistes” de notre catéchisme qui, en 1932-33-34, trouvaient tant de charme au petit caporal à la moustache bien nette, tandis que les réactionnaires s’égosillaient à dénoncer l’Allemand. Cette période, par conséquent, c’est aussi un bon exercice pour la récriture de l’histoire, cet exercice si pathétique qu’on tente de refaire à chaque occasion – et celle-là, quelle bonne occasion ! – pour tenter de nous garder de la complication des occurrences historiques, de repeindre en noir et blanc ce qui est fait d’une multitude de gris, pour tenter de se sortir d’une si longue lignée de dissimulation de soi-même et de pensées tordues et trafiquées qu’on s’est infligées à soi-même, de se complaire hier et sauver la face aujourd’hui. Voilà qui devrait nous laisser à penser pour longtemps encore… Pour notre cas, restons-en à la réalité que nous avons relevée pour l’essentiel de notre propos, qui est “[u]n tel désarroi, une si complète indécision à propos de soi”.

Du même Carré, puisqu’on se réfère à lui dans cette occurrence et qu’on lui trouve une certaine honnêteté et un équilibre du jugement, cette description de la nation effectivement perdue, face à la guerre qui bondit sur elle : « L'invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, trouve l'opinion française lasse et découragée. La mobilisation s'effectue avec un morne accablement. Les thuriféraires de Hitler qui s'en allaient répétant : “Plutôt Hitler que Léon Blum” se trouvent pris au mot et au piège. Les communistes — à part quelques-uns — se trouvent déconcertés par l'accord germano-russe. Chaos et confusion dans la presse, dans les partis... »

Il est tragique mais il est logique que ce soit la France qui se soit perdue de la sorte. C’est le signe a contrario que cette nation a été conduite à subir et à comprendre l’imposture, d’une façon sans aucun doute inconsciente mais puissante, et d’une façon collective, qu’elle y sacrifie et y sacrifiera le temps qu’il faut parce qu’on n’échappe pas à l’histoire, même faite temporairement par des bandits, des fous et des médiocres, et parmi ceux-ci des Français sans nul doute, mais qu’en aucun cas elle, la France, n’y croira. Nous poursuivons notre constat en observant que le prix qu’elle en paie, qui est la catastrophe qu’elle subit en 1940, ressemble tant, toujours de notre point de vue, à celle qu’elle subit en 1870, que les jugements de Maxime Du Camp et de Jean-Louis Carré, l’un sur 1870, l’autre sur 1939, pourraient être échangés, sans mot changer, sans que l’esprit y trouve à redire.

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C’est une période indigne qui s’est ainsi ouverte. Tous, ils y ont leur responsabilité. L’Allemagne a suivi son chemin catastrophique, de catastrophe en catastrophe, jusqu’à l’apocalypse de 1945, après avoir brisé l’Europe. Les Français ont leur part qui n’est pas mince. Les intellectuels français, et l’on sait de quel parti l’on parle, ont renouvelé dans leur entre-deux-guerres le même aveuglement qui fut le leur avant la guerre de 1870, et que Bainville raillait tristement en 1923, comme on l’a déjà vu, dans son livre fort bien nommé Heurs et malheurs de la France : « La France, en 1866, a crié : “Bon débarras” à ce vieux particularisme allemand rossé par la Prusse ; nous paierions cher pour le ressusciter aujourd'hui, et nous saluerions avec plaisir sa renaissance. Mais il avait paru plaisant que ces vestiges d'un autre âge eussent été balayés si énergiquement par le Prussien, champion des “idées modernes”. Deux hommes d'esprit saisiront ce comique, et “La Grande Duchesse de Gerolstein” eut un grand succès de rire... » La Grande Duchesse de Gerolstein fut remplacée par la Société Des Nations et ses utopies paralysantes, et sous son ombrelle rassurante tout un courant de pensée crut avoir trouvé la clef des grands conflits dont il n’avait pas compris la nature profonde.

A côté d’une découverte lucide de la nature fondamentale et des véritables dimensions de la crise qui s’étaient exprimées lors de la Grande Guerre, subsistait la veine habituelle de l’irresponsabilité française, ce goût pour la spéculation intellectuelle, pour l’idéologisation du monde, ce goût pour le dehors des structures qui tiennent l’esprit collectif, – l’en-dehors du monde comme le dehors de la France, qui conduit inévitablement ce que la tradition française nomme “le parti de l’étranger”. Les idéologies déstructurantes proliférèrent, celles qui se parent des beaux noms et des grands sentiments, qui se disent “internationalistes”, “pacifistes”, etc., qui ignorent avec superbe la réalité grondante des nations et des esprits de guerre, qui soudain découvrent la réalité lorsqu’elle devient pressante et irrésistible, – et qu’il est trop tard. Le regroupement chaotique que nous décrit Jean-Marie Carré a tout du piteux “sauve-qui-peut” ou de la volée de moineaux soudain éveillée par le grondement du tambour. On oublierait vite cet épisode malheureux pour ne plus se souvenir que du “front antifasciste” érigé avec l’amical soutien du bonhomme Staline, trop peu, trop tard – et fort mal à propos puisque Staline saurait, le moment venu, s’accoquiner avec Hitler en laissant sur place toute la volaille antifasciste ; surtout, ce “front”-là, verrouillé dans la vision idéologique et elle seule, et ainsi interdisant les regroupements décisifs qui, seuls, peuvent ébranler les murailles de l’incompréhension des choses. On oublierait bientôt ses engagements précédents qui n’étaient guère précurseurs, pour se conformer à l’idéologie dominante et se glisser dans la dialectique douillette de l’antifascisme bientôt devenu antinationalisme, voire antipatriotisme, cette dialectique qui va désormais dominer la pensée des intellectuels occidentaux ; bientôt, l’on commencerait à suggérer qu’on avait vu venir Hitler, sans trop préciser les circonstances de la découverte. Mais l’on comprend aisément de quoi il s’agit, tant le processus est devenu coutumier – on ne cesse de le signaler ici et là – comme une sorte de tradition que se serait créée au cœur de notre système postmoderniste, comme si effectivement le système postmoderniste était friand de tradition quand cela le sert ; cela se nomme, dans le langage de nos salons, “le devoir de mémoire”, cela sur un ton bien plus chaleureux que l’étiquette d’“histoire”, et cela consiste à récrire l’Histoire pour que le passé corresponde mieux aux thèses et conceptions du présent.

Un Bainville, pour ce qui concerne l’Allemagne, a tout compris dès les premiers grondements de l’entre-deux-guerres. Il leur laisse leurs émerveillements devant les perspectives de paix universelle, via le pan-européanisme vertueux, pour s’en tenir aux faits de l’Allemagne qu’il connaît bien. Le 15 novembre 1918, il écrit, prémonitoire, dans un article de l’Action Française : « Par quelle monstrueuse aberration oublierait-on aujourd'hui que les socialistes allemands sont les grands pontifes [du] culte de l'État ? On se méfiait d'eux à juste titre quand ils soutenaient la machine impériale. Mais ils défendaient l'Empire parce qu'ils savaient en être les héritiers directs. » Bainville a compris que le destin de la république sociale-démocrate de Weimar, qui fit couler tant de larmes aux vertueux crocodiles chargés d’autant de bonnes âmes démocratiques (la volée de moineaux signalée plus haut), est de frayer la voie au retour du pangermanisme (Hitler), notamment en arrangeant une fructueuse et clandestine coopération avec son Est communiste qui ne fait rien de moins que préparer sur un plateau d’acier le réarmement hitlérien. L’Allemagne vaincue par son Ouest, par sa destinée européenne en un sens, regarde vers l’Est et se retire elle-même de l’Europe dont elle juge qu’elle est à son crépuscule, – l’Europe sans l’Allemagne, bien sûr ; « Le soir tombe sur l'Europe, écrit Walter Rathenau, quelques mois avant d'être assassiné. De plus en plus, tout nous oblige à regarder vers l'Est. Pour nous, Allemands, c'est une question de vie ou de mort... » La messe est dite, tandis que les bons “Européens” continueront à croire à la fable de la vertueuse Allemagne avant qu’elle ne devienne le vilain méchant loup hitlérien et n’entreprenne à nouveau de mettre l’Europe au pas et à son pas. On aurait pu se garder de trop croire à la fable. Il suffisait de lire Bainville comme il suffisait de lire Léon Daudet, autre hérétique de l’extrême droite et de l’Action Française, qui ne cessa jamais, pendant vingt ans, de dénoncer la permanence du danger allemand encore plus que sa renaissance. Il n’est pas convenable d’avoir raison trop tôt, par rapport aux flux apaisants des courants généraux.

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Il devra tout de même être observé que ceux qui, se désintéressant des querelles intestines européennes, se tournent vers le cœur de la crise qu’ils découvrent dans l’Amérique, ceux-là ne sont pas sans retrouver, par cet intérêt même, quelque chose qui nous ramène au cœur de notre propos, qui ressemble à une partie liée entre Allemagne et Amérique. Il y a la complicité objective, derrière la concurrence acharnée qui donnera son verdict en 1945, entre ces deux maillons de la chaîne de l’“idéal de puissance” qui ont parfois des ressemblances de jumeaux. Cela se remarque, depuis les extraordinaires rapports entre Wilson et les dirigeants allemands au moment de l’armistice, tout au long des relations de fort bon aloi qui s’établirent entre les USA et l’Allemagne dans les années 1920, où l’on sait que, sur la question des réparations, il sembla souvent aux Français que les USA avaient été dans leur participation au conflit, plutôt alliés de l’Allemagne que de la France. Le Big Business US avait trouvé à qui parler, sur le continent, bien plus à Berlin qu’à Paris. Il s’activait à mesure et l’on vit ainsi s’établir un axe financier sans pareil, une proximité qui avait beaucoup à voir avec la comptabilité, avec l’industrie, avec l’entraînement et la fascination de la banque – qui avait tout à voir, en vérité, avec une proximité que nous plaçons au-dessus de tout, qui est l’“idéal de la puissance” dont nous ne cessons de parler, qui est ce moteur, cette dynamique folle qui transcende tout.

Le parlementaire républicain Louis T. McFadden, qui fut réputé pour son franc-parler et sa langue sans retenue, mais qui savait de quoi il dissertait, déclarait le 10 juin 1932 devant la Chambre des Représentants, dans ce discours resté célèbre où il attaquait le rôle de la Federal Reserve (rôle effectivement reconnu) dans la catastrophe de la Grande Dépression : « Through the Federal Reserve Board over 30 billion of dollars of American money... has been pumped into Germany... You have all heard of the spending that has taken place in Germany... modernistic dwellings, her great planetariums, her gymnasiums, her swimming pools, her fine public highways, her perfect factories. All this was done on our money. All this was given to Germany through the Federal Reserve Board. The Federal Reserve Board... has pumped so many billions of dollars into Germany that they dare not name the total. » L’argent nécessaire à la préparation de la machine de guerre allemande, pour laquelle les Soviétiques donnaient les leçons pratiques, transitait par les banques Thyssen, dont les agents à New York se nommaient Harriman et Bush (parenté directe avec les présidents qui suivirent). Les liens étaient de la fermeté même du dollar et l’on ne se perdit jamais complètement de vue. L’épisode de la coopération économique entre “Big Business, USA” et l’Allemagne nazie, alors que la guerre féroce opposait les forces démocratiques qu’on sait à ces mêmes Nazis, vaut bien, en intérêt, en occurrence des situations réciproques, en poids des intérêts engagés, en volume des sommes investies et des intérêts recueillis, en constance des fidélités conservées et protégées, en durée des legs jamais complètement dispersés, cent fois, mille fois, les récits faits et refaits de la coopération économique entre l’Allemagne et la France, entre un pays occupant et un pays occupé, avec les contraintes que cela suppose. L’on fait cette remarque parce que cette situation française durant la période de l’Occupation fut cent fois, mille fois explorée par les plumes des compagnies de la vigilance attentive de notre intelligentsia, comme s’il y avait dans cette occurrence l’exclusivité du péché capital. (11)

Les intérêts US en Allemagne qui se formèrent dans la période étaient ainsi d’un poids considérable. On y prit garde à mesure. En août 1941, quatre officiers de l’U.S. Army Air Corps réalisèrent en neuf jours, sur ordre de leur chef d’état-major (le général Henry Hap Arnold), le schéma général de la planification de la future offensive stratégique US contre l’Allemagne ; ils passèrent un temps considérable dans les services les plus confidentiels des grandes banques new-yorkaises pour tout apprendre des principaux investissements US en Allemagne ; les avoirs et les participations se décomptant en usines, en laboratoires et autres entreprises commerciales seraient ainsi soigneusement identifiés et classés off limit des cibles allemandes que les B-17 Flying Fortress et les B-24 Liberator seraient chargés de pulvériser lors de leurs raids, entre 1943 et 1945. (12)

C’étaient ces Allemands-là que la France officiellement vertueuse de l’entre-deux-guerres, qui finirait dans la vertu antifasciste et antiallemande après s’être épanchée dans la vertu paneuropéenne et pro allemande dans la période d’avant, avait courtisés de ses vœux les plus ardents jusqu’en 1933-1935. L’Allemagne s’arrangeait des arrangements des banquiers américanistes, prolongeant jusqu’au bord du précipice, et même bien au-delà si l’on en croit Charles Hingham, référencé à la note (11), une continuité objective, pour ne pas dire le mot “complicité” qui choquerait un peu les bonnes âmes dans ce rangement du “devoir de mémoire”, où domine la vertu démocratique et capitaliste qui semble nécessairement sourdre l’antifascisme et l’antinazisme comme l’eau bouillante la vapeur.

(Observons que le livre de Hingham donne un aperçu remarquable de la collaboration active maintenue durant toute la guerre par de nombreux groupes industriels et banques américanistes (Standard Oil, ITT, Ford, Chase Manhattan Bank) avec l’Allemagne nazie, allant jusqu’à la production de matériel US servant à la machine de guerre nazie alors en guerre contre les USA. Le seul membre du gouvernement Roosevelt qui tenta de mettre fin à ces pratiques, sans succès, fut le secrétaire au trésor Morgenthau. Hingham explique dans sa préface que le gouvernement craignait notamment les effets du scandale sur l’unité de la nation si une épreuve de force, nécessairement publique, avait eu lieu ; plus encore et essentiellement, comme il est dit ici en langue originale, il était simplement question de chantage : « Moreover, as some corporate executives were never tired of reminding the government, their trial and imprisonment would have made impossible for the corporate board to help the American war effort. Therefore, the government was powerless to intervene. » Après la guerre, ce fut la Guerre froide, et tout cela fut conservé parmi les secrets de famille. Hingham est un Britannique devenu Américain, dont le père eut une conduite héroïque en Angleterre pendant la guerre, – mais aussi : «Morevover, I am part Jewish. Auschwitz is a word stamped on my heart firever.» Publié une première fois en 1983, une seconde fois en 1995, son livre n’a pas provoqué le moindre ouragan de “repentance” selon le souvenir que nous avons des événements et il resta l’objet d’une extrême et respectueuse discrétion de la part de nos bataillons de la vigilance démocratique.)

Ces profondes erreurs, non pas de calculs ni de jugement, mais d’intuition profonde sur la nature de la dynamique qui avait emporté l’Allemagne et n’avait pas été brisée par le 11 novembre, coûtèrent particulièrement cher en contribuant à permettre la relance de la vieille et sinistre partie européenne, qu’on aurait aimé croire réglée après la catastrophe de 1914. L’idéologie embrasait à nouveau les cœurs et emportait les âmes – et ils en font leur gloire, encore aujourd’hui, à s’élever à eux-mêmes un monument à leur vertu, à couvrir de gloire cette guerre de 1939-1945, dont ils jugent qu’elle en est l’achèvement (de cette vertu). La période (1934-1935) qui ouvrit l’immédiat avant-guerre fut celle de l’épuisement des sens, de l’égarement de l’intuition au profit de certitudes arrangeantes qui satisfaisaient le plaisir étrange d’une vision déstructurée du monde. Peut-être l’esprit était-il las d’avoir, dans sa partie la plus lucide, trop distinctement mesuré les dimensions colossales du courant déstructurant qui secouait l’Occident et, soudain effrayé, reculait-il pour verser dans sa partie la plus facile, dans les querelles idéologiques qui furent toujours à la fois le moteur et la dissimulation des crimes les plus terribles et des crises les plus sauvages.

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Ce que nous décrivons ici, après avoir détaillé “notre” 1919-1933 qui vit à notre sens la perception de la crise centrale du monde par tout un courant essentiellement français, c’est un rapide survol de “leur” 1919-1939, c’est-à-dire l’autre interprétation de la période, centrée sur la question allemande et les courants pacifistes et internationalistes qui furent suivis pour la résoudre, jusqu’à leur échec catastrophique, et jusqu’au retournement de 1933-1935. Il y eut bien entendu des interférences intéressantes entre les deux et nous nous attacherons à l’une d’elles, qui peut sembler anecdotique et accessoire, qui ne l’est pas à notre sens, que nous avons dénichée, perdue dans un récit général qui a d’autres centres d’intérêt, – deux phrases qui se minimisent elles-mêmes, égarant leur propre importance cachée, – qui mêlent deux protagonistes importants des deux périodes que nous avons identifiées. On trouve cette interférence signalée page 101 des mémoires de Robert Aron, co-auteur avec Dandieu du Cancer américain. Voici le passage :

« A la publication de l’ouvrage [le Cancer], nous [Dandieu et Aron] reçûmes une lettre de Romain Rolland, nous disant que c’était le meilleur ouvrage qu’il eût lu depuis longtemps. A cette approbation flatteuse d’un aîné aussi prestigieux, nous dédaignâmes de répondre : dans notre intransigeance juvénile, il nous semblait exclu d’avoir aucun contact avec quelqu’un dont nous ne partagions pas toutes les idées, et dont, en particulier, le pacifisme nous paraissait dépassé. » (13)

La chose se passait probablement en 1932 (Le cancer américain ayant paru fin 1931), cela un peu plus d’un an avant que Rolland ne prît cette position furieuse contre Hitler dès son arrivée au pouvoir, au contraire de tant d’intellectuels de gauche. D’ores et déjà, son pacifisme battait en retraite, ce qui, pour le moins, montre la relativité de positions au nom desquelles, pourtant, Aron-Dandieu avaient refusé tout aussi furieusement un contact avec un homme dont l’intervention aurait pu ouvrir un fructueux échange. Ce n’est qu’un signe dans une époque qui s’abîme déjà dans la confusion et l’amertume des occasions perdues, des pensées hautes abandonnées, une période où l’on retombe d’“au-dessus de la mêlée” pour se retrouver pris dans le désordre et l’intolérance des temps redevenus courants. Cette rencontre ratée entre deux courants que tout semblait opposer et que des choses hautes pouvaient rassembler clôt “notre” 1919-1933, dont, bientôt, le souvenir allait être perdu dans les interprétations conformistes, précisément mesurées pour enfermer a posteriori cette époque dans les intolérances idéologiques qui furent ensuite mises en place.

 

Mort du “rêve américain”, naissance de l’American Dream

Il nous faut ici une transition, après avoir détaillé notre période charnière et notre dernière charnière, au moment d’emprunter notre dernier couloir, d’entrer dans notre période ultime, celle qui est en train de sceller nos destins. Il nous faut reprendre notre souffle, rassembler nos énergies, renouer décisivement le fil après l’avoir dénudé de ses divers composants, pour le recomposer, le raffermir, le tendre d’une main ferme, enfin suivre la voie ultime de notre propos. Il faut aller au fond de la chose, au cœur de la bête, là où la vérité est symbole pur, représentation ésotérique du monde, jusqu’à la substance même de la matière universelle qui vit sous l’empire de l’illusion extraordinaire, de la fascination sans retour. Il s’agit de l’American Dream, revu et recomposé pour correspondre aux attendus de notre crise.

On n’échappe pas à la sensation déjà suggérée que cette période, telle que nous l’avons délimitée, de 1919 à 1933, constitue pour la France qui en fut la génitrice la fin de l’American Dream ; nous parlons de cet American Dream, que nous évoquions pour les années de la Restauration jusqu’à la période 1830-1845 si l’on veut, celui qui précéda l’Amérique elle-même après tout, en lui donnant par avance, par procuration en un sens, les caractères et les dimensions de la société idéale de ce que nous désignons déjà, pour nous en expliquer plus précisément plus loin, comme la “deuxième civilisation occidentale”.

Dans le même temps, ou tout comme, que cette période 1919-1933 voyait s’accomplir ce qu’on interprète comme la mort de l’American Dream français, naissait ce que les sociologues nommèrent officiellement à partir d’alors, à partir de 1931 précisément : “American Dream” – et l’on tient effectivement une occurrence de plus pour justifier notre rangement, puisque 1931 c’est presque 1933 et c’est encore partie de 1919-1933. L’encyclopédie “en ligne” Wikipédia donne cette définition de l’expression, pour le deuxième cas bien entendu, de façon suffisamment explicite pour que l’on entende aussitôt que cet “American Dream”-là n’a rien à voir avec le premier American Dream dont nous avons beaucoup parlé ; faisons confiance à la définition simple et convenue, dans tous les cas, et d’autant plus que ce qui nous importe est moins l’inutile et dissimulatrice complication de la soi-disant rigueur scientifique, que l’évidence de l’effet de la chose, à partir de ses racines les plus voyantes et les plus sûres, sur la signification générale que nous entendons donner à la période :

« The American Dream is a national ethos of the United States of America in which democratic ideals are perceived as a promise of prosperity for its people. In the American Dream, first expressed by James Truslow Adams in 1931, citizens of every rank feel that they can achieve a better, richer, and happier life.” The idea of the American Dream is rooted in the second sentence of the Declaration of Independence which states that “all men are created equal” and that they have “certain inalienable Rights” including “Life, Liberty and the pursuit of Happiness.” »

Ces deux American Dreams, l’un qui meurt, le second qui lui succède comme on usurpe un magistère, comme on trafique une référence, concentrent dans l’évolution trompeuse et le sort funeste d’une expression définissant à elle seule une civilisation entière le passage essentiel de la période. 1919-1933 termine les formidables prémisses de la période critique – ou même ce que je nommerais “période crisique” – qu’est en vérité ce formidable ébranlement historique que nous tentons de décrire et de faire ressentir dans toute sa puissance déstructurante. Pour ce cas, en plus des autres bornes que nous avons proposées, 1931 et l’énonciation de l’expression “American Dream” par James Truslow Adams, et dans le sens qu’on sait, qui est celui de l’empire de la communication que les USA se préparent à établir sur le monde, marquent également le dernier basculement de notre récit. Que l’expression, le “concept” comme l’on dit pour donner du poids à l’illusion, soit forgée alors que l’Amérique est précipitée dans la Grande Dépression comme dans un trou noir sans fond, que la recette du bonheur américaniste soit offerte alors que l’Amérique sombre dans le malheur, voilà qui satisfait pour l’occasion notre goût du symbole, – et, pour eux, la pratique du passe-passe. Il est dit ainsi explicitement que nous entrons – non, que nous tombons comme une pierre – dans le temps de la communication, puis du virtualisme, qui va devenir le dernier oripeau, pour tenter de s’en dissimuler elle-même ses aspects les plus rugueux et les plus brutaux, où va se glisser cette formidable dynamique déstructurante dont nous suivons la trace.

Bien entendu, l’on comprend que ce tour de passe-passe qui se couvrirait volontiers des apparats de l’esprit scientifique, – celui de la sociologie en l’occurrence, avec une sorte de reflet de mysticisme, comme dans toute sociologie américaniste, – ne brise en rien les perceptions enfuies dans les tréfonds de nos psychologie. Le tour de passe-passe ne fait qu’installer une ambiguïté fondamentale, comme c’est son rôle d’ailleurs, entre une idéalisation venue de plus du siècle et que les faits ont mise à mal, et une scientificité inventée pour l’occasion, qui va effectivement donner un peu de sérieux d’apparence à la chose tout en lui conservant abusivement, et certes inconsciemment, certains des caractères de l’idéal brisé. Le “rêve américain” disparaît au profit de l’American Dream, mais le second sait conserver du premier quelques atours publicitaires qui faciliteront sa diffusion, – ou, mieux dit encore, sa promotion. Le tour de passe-passe est si bien réalisé qu’à la proposition évidente qu’on a faite (“Mort du ‘rêve américain’, naissance de l’American Dream”), on pourrait tout aussi bien substituer “mort et résurrection de l’American Dream”…

A partir de là, investissant peu à peu les imaginaires, avec sa force de suggestion, l’expression, “American Dream”, qui a désormais droit de cité, va se répandre comme une folle rengaine, comme une drogue qui attache, comme un étendard qui claque, comme une chimie qui réagit, comme un Abracadabra qui marche, comme s’il s’agissait de la clef du Paradis postmoderniste. A partir de là, les psychologies laissées si vulnérables par les ouragans que suscite la modernité, déjà presque converties par avance et par lassitude, vont être investies ; elles le sont par des moyens parfaitement identifiables et connus, dont nous verrons plus loin l’établissement de l’empire, la marche et le mécanisme, comme l’on observe une marée qui monte ou une peste qui se répand, sans vraiment mesurer le poids et la force de la chose. A partir de là, il nous reste à suivre les voies modernistes et postmodernistes qui, de la Grande Dépression à la crise du 15 septembre 2008, de Pearl Harbor à l’attaque 9/11, de la fin de la Deuxième Guerre mondiale à la chute du Mur de Berlin, nous conduisent jusqu’au grand ébranlement du début du XXIème siècle, jusqu’à ce moment terrible de notre métahistoire où l’“idéal de puissance” est confronté à l’Histoire qui, jaillie des profondeurs, nous dicte désormais sa loi des hauteurs d’où elle nous contemple.

Ce moment de l’Histoire de nos années 1919-1933 est si important, où, si l’on veut, le rêve passe et trépasse, où le “rêve américain” devint l’American Dream. C’est le moment où, passant du rêve à la réalité qui est en train de devenir américaniste, l’American Dream est devenu magie pure, culte vaudou, ensorcellement de la machinerie du système après avoir été pendant plus d’un siècle l’idéal trompé d’un esprit devenu trompeur par la lourde cause de son besoin d’idéal, pour se satisfaire d’un emprisonnement de la machine qu’il ne perçoit pas encore (sauf quelques cas à part, comme Stendhal et les artistes). La machinerie qui est définitivement installée au cœur de la dynamique de crise comme substance même de la modernité, qui va bientôt se parer des atours du technologisme, nous présente donc, durant ces années de 1919 à 1933 après l’horreur paroxystique de la Grande Guerre, le spectacle de la crise générale du monde. Encore faut-il avoir les yeux ouverts, et la psychologie à mesure.

 

Notes

(1) « La bataille de Verdun est caractérisée par un gigantesque déluge de feu dû à l’artillerie, qui représente alors le summum de la modernité dans la technologie guerrière, que les Allemands emploient en une concentration jamais vue jusque là. » Professeur François Cochet, Université Paul Verlaine-Metz, Colloque Verdun 23-24 février 2006, Verdun 1916-2006, Sous le regard du monde, 14-18 Editions.

(2) Le cancer américain, Robert Aron et Arnaud Dandieu, Editions Rieder, Paris 1931. Réédition L’Âge d’homme, 2008, Lausanne, Paris. (Sauf indications contraires, les autres citations de Aron-Dandieu sont extraites du Cancer.

(3) Américanisations et anti-américanismes comparés, Olivier Dard (Le cancer américain : le titre-phare de l’antiaméricanisme français de l’entre-deux-guerres), Presses Universitaires de Septentrion, 2008, Paris.

(4) La stratégie du choc, Noami Klein, Actes Sud, 2008, Montreal.

(5) Dialogue entre deux mondes, Gérard de Catalogne, Librairie de la Revue Française, 1931, Paris.

(6) Cité dans ces observations de Mgr. Beaudrillard datant de 1931, Georges Duhamel apparaît en tant qu’auteur de Scènes de la vie future (1930, Mercure de France), une critique appuyée mais assez “innocente” de l'américanisme, en ce sens qu’elle ne se réfère à aucune appréciation idéologique, ou conceptuelle d’une autre façon. Scènes de la vie future fut un gros succès de librairie et le titre le plus connu d'une série de publications de librairie, pour ou contre là aussi, concernant la question de l'américanisme.

(7) Décadence de la nation française, Robert Aron et Arnaud Dandieu, Editions Rieder, 1931, Paris.

(8) Philippe Grasset, Le monde malade de l’Amérique, Editions EVO-Chroniques sociales, 1999, Bruxelles.

(9) Voir, par exemple, Menace in the West, – The Rise of French Anti-Americanism in Modern Times, de David Strauss, Greenwood Press, 1978, Connecticut, USA.

(10) Entretien avec François Furet, Le Nouvel Observateur du 12 mai 1995.

(11) Trading with the Enemy, Charles Hingham, Barnes & Noble, 1995, New York.

(12) Il s’agit du plan dit AWPD-1, préparé sur instruction du général Arnold, dont l’histoire est rapportée dans une publication officielle de l’USAF, Planning the American Air War – Four Men and Nine Days in 1941, par James C. Gaston, National Defense University Press, 1982, Washington D.C..

(13) Fragments d’une vie, Robert Aron, Plon, 1981, Paris.