To Know Or Not To Know, circa-2020-2040

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To Know Or Not To Know, circa-2020-2040

... Mais il est dit, à Hollywood même, que le 7ème de Cavalerie arrive toujours à temps pour délivrer les Gentils des pressions envahissantes des Méchants. Question : qui seront les Méchants ? Poutine ? (En 2020 on veut bien, mais en 2040, ayant perdu toutes ses dents...) Le Qatar sur ses Rafale en or massif ? L’US Army doit être prête à tout, et nous voilà rassurés, – mais est-elle vraiment prête à tout ?, et nous voilà moins rassurés...

Quel est l’objet de cette vindicte railleuse ? Un rapport de l’US Army sur “comment remporter la victoire dans les années 2040-2040”. L’ambition conceptuelle d’abord, implique une grande audace de prospective si l’on s’en tient au passé récent : à part la guerre du Golfe-I de 1990-1991 qui fut faite dans de si singulières conditions de provocations et dans des conditions de complète confusion (effondrement de l’URSS, illusions de l’Irak sur l’alliance US qui l’avait soutenu durant toute la guerre contre l’Iran en 1980-1989), les USA, et donc l’US Army, n’ont gagné aucune des nombreuses guerres de basse/moyenne intensité qu’ils ont entreprises depuis 1945. Mais, promet indirectement le document, cela va changer ou plutôt l’on espère que cela va changer, précisément pour les décennies 2020 et 2030. Cela suppose, au reste, que, d’ici là (d’ici 2020), tout tiendra à peu près dans l’état actuel de l’usine à gaz du Pentagone pétaradant et grognant comme on la connaît, se débattant sous l’accablant fardeau des centaines de $milliards dont on la recouvre chaque année.

Mais ce qui vaut surtout, et qui retient notre attention, c’est bien l’esprit de la chose dans la perspective, non pas celle que propose le document mais par rapport à la situation qui existait lorsqu’il a été réalisée, et comment tout cela a évolué d’ailleurs. En effet, ce document n’est pas de la plus récente actualité. Bien qu’il ait été soumis à notre attention par la publication German Economic News [GEN] (en allemand) le 29 avril 2015 et repris en anglais par Russia Insider le 4 mai 2015, il s’agit du document TP525-3-1 du service de la doctrine stratégique de l’US Army (TRADOC), datant du 31 octobre 2014. Sa diffusion a été limitée depuis sa publication et son analyse autant que les prévisions et, là aussi, à nouveau “l’esprit de la chose”, ont été largement confirmés sinon amplifiés d’une façon catastrophique par les évènements, selon des sources indépendantes et aussi selon le sentiment général qu’on recueille à l’OTAN, en fonction de l’influence considérable qu’y exercent les USA du point de vue militaire.

Le document TP525-3-1 constitue un aboutissement non encore fixé de l’AOC (Army Operating Concept) pour la période considérée. On le tiendra donc comme un concept doctrinal valable à tous les niveaux, – stratégique, tactique et opérationnel, – pour la première fois intégrés parce qu’ils sont tous trois caractérisés par les mêmes “fondamentaux” : impossibilité de prévoir sur le long terme, impossibilité d’anticiper sur le court terme, impossibilité d’organiser quoi que ce soit avant que le conflit lui-même ait éclaté et qu’on en mesure les conditions de visu, – à condition, d’ailleurs, qu’on y parvienne... Le leitmotiv est bien le mot Unknown (inconnu), qui était déjà le leitmotiv de Rumsfeld dans une intervention philosophique qui marqua l’histoire de la dialectique militaro-stratégique, ou philosophico-militaire (voir le 11 avril 2015, “The Unkown’s Unkown de Rumsfeld”) ; mais les Unknown de Rumsfeld n’avaient nullement l’allure de fatalité catastrophique qu’on ressent dans le document du TRADOC.

«Ce concept [de l’AOC 2020-2040] se concentre, pour la première fois, sur les trois niveaux de la guerre : tactique, opérationnel et stratégique. L’environnement dans lequel l’US Army évoluera est inconnu. L’ennemi est inconnu, le théâtre est inconnu, et les coalitions impliquées sont inconnues. Le problème sur lequel nous nous concentrons est celui de “Gagner dans un monde complexe”.» («This concept, for the first time, focuses on all three levels of war; tactical, operational, and strategic. The environment the Army will operate in is unknown. The enemy is unknown, the location is unknown, and the coalitions involved are unknown. The problem we are focusing on is how to “Win in a Complex World.”»)

La chose est résumée par l’historien Sir Michael Howard, cité dans le préambule (sorte d’abstract du document) : «Quelle que soit la clarté avec laquelle on puisse penser, il est impossible d’anticiper précisément le caractère des futurs conflits. La clef de la réflexion est de déterminer le point où l’on sera le moins loin possible du point où il faudrait se trouver une fois le caractère du conflit mis en évidence [par le conflit lui-même, celui-ci ayant éclaté.]» La “réponse” est donc le maximalisme le plus échevelé puisque la pensée la plus fondamentale reste que “nous (USA – US Army) devons être prêt à intervenir pour empêcher tout développement menaçant notre puissance et notre hégémonie”, et donc avoir des forces prêtes à réagir absolument partout. C’est un peu le document Wolfowitz de 1992 (voir Pfaff le 23 novembre 2003 sur ce site) inversé dans la méthode prospective : au lieu de “nous devons identifier toutes les puissance émergentes concurrentes de notre puissance hégémonique pour contrer leur montée en puissance”, on aurait plutôt “nous devons nous trouver partout, parce que partout signifie potentiellement ‘partout où il pourrait y avoir un conflit’ où s’affirmerait une puissance émergente concurrente sans avoir pu identifier cette puissance émergente concurrente avant que le conflit n’éclate”. (Dans la deuxième phrase, la situation “notre puissance hégémonique” a été supprimée parce que nul ne saura également si les USA seront toujours une puissance hégémonique qu'ils ne sont d'ailleurs plus vraiment ni tout à fait, parce que nul ne saura rien de rien...)

Voici des extraits de l’article GEN, traduit par RI, qui nous montre quelles sont les préoccupations de l’auteur ou des auteurs de cette analyse, qui représente un courant allemand d’opposition à la politique proaméricaniste de Merkel, et hostile à la puissance US en Europe ...

«The US wants to continue to pursue a totally flexible friend-foe politics worldwide. The army should be able to deploy soldiers and war materials anywhere the world in order to respond quickly to potential opponents so that the United States can retain its position as world power under new geopolitical conditions. To this end, the US military leadership is working on a new doctrine that assumes that the “war on terror” that began in 2001 will be continued indefinitely throughout the world. Recently, there has been a fierce controversy in the United States over whether the president has the authority to engage in war against any state or group related to 9/11. With the extension of the current practice it is clear that the current training mission of the US 173rd Airborne Brigade in Ukraine is not an isolated event but part of a new comprehensive strategy.

»The cornerstones of the new military doctrine can be found in the US Army document titled “Winning in a Complex World, 2020–2040.” The main concept is based on ever-changing variables. ”The enemy is unknown, the geography is unknown and the coalitions are unknown,” states the document. The United States wants to rely only on allies in the twenty-first century. Each friend can become an enemy. Friends and enemies can change arbitrarily.

»“Different enemies will implement traditional, unconventional and hybrid strategies in order to threaten the national security and the interests of the United States. Threats can come from nations, non-state actors, transnational terrorists, insurgents and criminal organizations,” the document states. Several principles are to be considered for future military success. The US military “has to be active in social media and controling how conflicts are reported. This includes the ability to thwart hacker attacks. The proliferation of weapons of mass destruction must be prevented.”

»The document states that by 2030 60 percent of the world’s population will live in million-plus cities. Therefore the “enemy” has foreseen this development. Many municipalities are not able to operate adequately. Lack of investment in infrastructure and safety, combined with high unemployment and rapid population growth, will make cities vulnerable. US security forces of armed teams and commando units should be able to operate in cities.

»The US masterminds see China as a major threat. Smoldering conflicts in Taiwan, Japan, the Philippines, Malaysia, Vietnam and India suggest that China is a latent danger. The United States has expanded military and economic relations with all these countries in recent years. This has led to a situation in which the Chinese feel threatened by the Americans, since there are currently eight US military bases in the Asia-Pacific region. Russia is classified as a second major threat. During the Ukrainian conflict and the annexation of Crimea the Russians demonstrated the importance for their country of ground troops. The strength of the Russian army is based on this. For some time the US intelligence community and NATO officers have openly admired the hybrid warfare conducted by Russian President Vladimir Putin, and they want to find a way to effectively oppose it. [...]

»The US approach is to establish a global troop presence before the possible outbreak of a conflict. This means that the United States must send troops into the entire world and store weapons on bases to be able to respond in case of war as quickly as possible. The stationing of US soldiers and war materials in Eastern Europe as part of the military program “Atlantic Resolve” is to be considered in this context...»

En fait et pour notre compte, il ne nous paraît pas si important d’affirmer que la nouvelle “doctrine” implique une présence globale des forces US dans le monde” (bases diverses, stationnements techniques, arrangements d’alliance, etc.). Dire cela alors que les USA ont aujourd’hui plus d’un millier de bases, dépôts, relais, etc., à l’étranger, hors des USA, c’est enfoncer une porte d’ores et déjà grande ouverte. Le document TRADOC signifie qu’il faudra certainement garder au moins cette architecture militaire globale ; donc, effectivement rien de nouveau sinon la volonté de garder ces déploiements extérieurs qui constituent ou pas une hégémonie globale des USA.

(Cette réserve, “hégémonie globale ou pas”, concerne l’évaluation qu’on fait de ce déploiement global, qui nécessite un ajustement constant. Il s’agit de forces statiques, enfermées dans des périmètres bien précis : constituent-elles en elles-mêmes une influence décisive ? Les bases US en Égypte et en Turquie, ou celles qui se trouvent dans les Émirats et en Arabie, ou même celles qui se trouvent en Israël, empêchent-elles ces divers pays d’avoir de plus en plus souvent une politique indépendante des USA, voire une politique contraire aux vœux des USA ? A partir de quel moment une base qui est un moyen de contrôle et d’influence sur le pays-hôte et la zone alentour selon les lignes d’une politique extérieure US triomphante, devient-elle une sorte de moyen de chantage à rebours, lorsque la politique extérieure US n’est plus du tout triomphante, lorsque les USA n’osent plus trop faire pression sur le pays-hôte qui choisit une politique indépendante des USA, de crainte de perdre l’accès à ces bases ? Autrement dit, il n’est nullement acquis que ces bases suffisent à elles seules à assurer une hégémonie globale, et même, dans certains cas, elles deviennent des boulets qui paralysent une politique extérieure US qui chancelle. C’est la thèse de Immanuel Wallerstein [voir le 24 mai 2014], selon laquelle, dans le degré de désordre actuel, et d’impuissance-paralysie de la direction US et des pays du bloc BAO, les élites du bloc BAO deviennent de plus en plus manipulables par leurs employés et leurs marionnettes des pays extérieurs qu’ils contrôlaient au départ : «This seems to me a fantastic misreading of the realities of our current situation, which is one of extended chaos as a result of the structural crisis of our modern world-system. I do not think that the elites are any longer succeeding in manipulating their low-level followers. I think the low-level followers are defying the elites, doing their own thing, and trying to manipulate the elites. This is indeed something new. It is a bottom-up rather than a top-down politics..»).

La nouveauté qu’apporte ce document TRADOC par rapport à la situation actuelle se trouve dans la très sombre prospective qui est proposée. Il s’agit de la multiplication des Unknown qui fait que, pour tout contrôler, on doit être prêt à tout, partout ; il ne s’agit même plus d’une position passive et statique contrôlée, comme sont les déploiements aujourd’hui, mais d’une position passive et statique sur un pied de guerre permanent, à la fois sur la défensive par rapport aux exigences grandissantes des pays-hôtes, à la fois sur la préparation constante à l’offensive selon les circonstances. Les situations de contradiction se multiplient, alors que les moyens disponibles, par rapport à un budget militaire pourtant pharaonique, ne cessent de baisser. La planification, qui est la nécessité ontologique des forces US particulièrement bureaucratisées, devient complètement impossible, non seulement à cause des Unknown opérationnels (qui est l’ennemi ? Où va-t-il se manifester ? Etc.), mais à cause des Unknown de circonstance (qui est l’allié  ? Le pays-hôte sera-t-il allié ou ennemi ? Laissera-t-il les forces US manœuvrer à leur guise ou non ? Etc.)

Avec le document TRADOC TP525-3-1, qui épouse une “ligne prévisionnelle de non-révision”, qui est sans doute le lot de l’évolution des perspectives de toutes les forces US, la situation revient à celle de l’immédiat post-9/11 inversé. Juste après l’attaque 9/11, les projets d’attaque universelle, de guerre de très longue durée sinon infinie, ne cessèrent de proliférer. Mais cela se faisait dans une atmosphère joyeuse de conquête assurée, où les USA jugeaient qu’ils choisiraient eux-mêmes leurs cibles et l’heure de leurs attaques tant ils étaient sûrs de leur puissance et de leur supériorité. Aujourd’hui, la perspective est à nouveau celle de la guerre sans fin, de la guerre partout dans le monde, mais on sent le malaise terrible d’une position inverse à celle de 9/11 : ce n’est pas une perspective de conquête mais une perspective d’emprisonnement, de prise au piège, d’inconnaissance totale des affrontements à venir, une perspective d’attente à découvert où l’on est obligé de laisser à l’autre, à l’adversaire, l’initiative du choix du lieu et du moment de l’affrontement..

Quelle que soient leur puissance, l’expansion de leur système d’influence et de contrôle, l’outil militaire US a perdu cet atout irrésistible dont il disposait en septembre 2001, et qui est absolument la clef de la victoire (victoire qui ne fut pourtant pas remportée...) : l’initiative. Ce que nous montre le document TP525-3-1, c’est que le formidable désordre qui secoue les grandes zones stratégiques du monde au moins depuis 2010 est entré dans la programmation militaire, pour y semer un désordre à mesure. Lire dans un document militaire US «[t]he enemy is unknown, the location is unknown, and the coalitions involved are unknown» est un événement catastrophique sans précédent pour ces forces armées des USA. D’une certaine façon, on peut même observer que cet événement a déjà commencé, si l’on considère comme nombre de témoignages et d’évaluations le confirment, combien la prise de contrôle de la Crimée par les Russes a été, pour les forces de l’OTAN et du bloc BAO, une complète surprise stratégique ; même dans cette occurrence, où pourtant la Crimée semblait un point de crise essentiel et évident, les forces du bloc BAO se sont laissées submerger par les Unknown...

 

Mis en ligne le 5 mai 2015 à 12H36