Quelques mots sur l’accointance nouvelle Moscou-Ryad

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Quelques mots sur l’accointance nouvelle Moscou-Ryad

“Comme d’habitude, – personne n’a rien vu venir” («No one – as usual - saw it coming») ... C’est ainsi que Pépé Escobar salue (le 23 juin 2015, sur Sputnik.News) l’annonce d’une nouvelle entente, cette fois entre la Russie et l’Arabie saoudite à l’occasion du “Davos de l’Est”, le SPIEF ou Saint-Petersburg Economic Forum. (Voir le 21 juin 2015.) Effectivement, la nouvelle a pris tout le monde de cours, tellement que beaucoup parmi ce “tout le monde”-là n’en ont pas dit grand’chose, sinon pas un mot. Tout juste si Fabius a demandé à consulter une carte, pour voir où se situe l’Arabie d’une part, la Russie d’autre part, tout en se demandant comment Assad continue à exister malgré l’interdiction qui lui avait été signifiée (par Fabius le même) de ne plus exister.

Pépé ne porte pas la maison des Saoud dans son cœur. Manifestement, lui aussi a été surpris, mais comme tous les antiSystème il réagit selon la seule référence solide dont il dispose, – Poutine et la Russie, en l’occurrence, – et conduit son commentaire avec tout le pragmatisme nécessaire dès lors qu’il peut avoir cette référence comme base de sa réflexion. De ce point de vue, il observe que l’accord, s’il se confirme, s’il est substantivé par des actes, contient de très nombreuses opportunités d’avancées pour Moscou, au détriment de l’“Empire du Chaos” (on aura compris qui Escobar désigne par son expression favorite). Il termine avec ce qu’il faut de prudence, mais aussi en admettant que l’Arabie, dans l’état d’incertitude et de déstabilisation où elle se trouve, peut fort bien jouer le jeu russe à fond et qu’on se trouve alors, effectivement, devant des possibilités insoupçonnées...

«It remains to be seen, long-term, whether this is not a desperate Saudi play to extract “concessions” from its imperial protector. But assuming this is a real deal, Moscow retains the ability to match both Iran and Saudi Arabia’s interests, and ensure this concerted “pivoting to the Middle East” may turn out to be as spectacular as Russia’s “pivoting to Asia” and China’s New Silk Roads. There is no evidence so far to attest that the House of Saud has conclusively seen which way the wind is blowing, that is, towards the 21st century Silk Road Eurasian caravan, no matter any exceptionalist wishful thinking to the contrary.

»They are fearful; they are paranoid; they are vulnerable; and they need new “friends”. No one better than Putin – and Russian intelligence — to play the new groove in multiple ways. The House of Saud can hardly be trusted; see the latest, Wikileaks-released, Saudi cables. So this may turn out to be a geopolitical/geoeconomic bonanza. But it can also be a case of keeping your friends close, and your enemies closer.»

On recueille différents commentaires intéressants, plutôt de commentateurs régionaux que de la part de commentateurs du bloc BAO. Ces derniers restent à la fois stupéfaits de la possible dimension de la rencontre et de l’éventuelle entente, et méprisants pour toute nouvelle entreprise qui ne vient pas de leur camp ; ils ressentent de toutes les façons cette rencontre, déjà sans aucun doute dans le champ de la communication, comme une épouvantable insulte infligée à la “feuille de route” de la narrative du triomphe-Système du bloc américaniste-occidentaliste.

• On notera le commentaire de Abdulrahman al-Rashed, sur le réseau anglais de Al-Arabiya, la station de TV saoudienne, le 20 juin 2015. Journaliste de grande renommée internationale, al-Rashed est l’ancien General Manager de Al Arabiya News Channel justement, et un ancien rédacteur-en-chef de quotidien saoudien basé à Londres, Asharq al-Awsat. Ces diverses références font de lui un commentateur bien proche de la maison des Saoud, et l’on retiendra alors comme un signe significatif que tout son commentaire exsude d’abord une rancune peu ordinaire à l’encontre des USA, rancune nettement inspirée par la cause sunnite et la fureur saoudienne.

Ainsi observe-t-il sur un ton furieux que “les USA ont soutenu Bagdad malgré sa politique sectaire et ont laissé le régime d’Assad susciter la plus grande tragédie de l’histoire de la région avec 250 000 morts et 10 millions de réfugiés” ; là-dessus, il présente le rapprochement de Ryad de la Russie, pourtant dénoncée encore en mars dernier par l’Arabie comme impardonnable soutien d’Assad, comme un événement d’une extrême importance qui marque d’abord une sorte de “déclaration d’indépendance” du royaume des Saoud à l’égard des consignes du bloc BAO/des USA, et notamment des consignes à l’encontre de la Russie dans l’affaire ukrainienne... Dans tous les cas, al-Rashed prédit que l’on ira loin sur la route de la coopération avec la Russie, simplement parce qu’aujourd’hui la Russie est un acteur essentiel de la situation politique dans la région, – plus “essentiel” que les USA ? Tout le monde comprend entre les lignes que cette question est diablement posée, et que la réponse ne dépend plus des automatismes du passé...

«In my opinion, the most important feature of the Deputy Crown Prince’s visit was that it was not customary; it took place at a time when the United States and its European allies decided to economically boycott Russia, sanctioning Moscow over events in Ukraine. This time, the Saudi government took an unusual step and decided to do the opposite: rekindle its relations with Moscow, grow business ties, and sign agreements and deals in vital fields such as gas and nuclear and military technologies. This is one of the rare times that Riyadh takes an opposing line to Washington. But the reason is clear: the Saudis who supported the Western position to boycott Iran for 20 years discovered that Washington betrayed them when it decided to collaborate with Tehran, without coming to an understanding with its partners who had joined the initial boycott! [...]

»Although Saudi Arabia reinstated its relationship with Moscow nearly 14 years ago, it has remained limited. No important promises of cooperation had been implemented so far: Saudi Arabia did not buy Scud missiles as agreed, and Russia did not get anything out of the gas deals. However today, it appears that the Moscow–Riyadh road has become more active. Russia's ambassador to Riyadh, Oleg Ozerov, has said that Russia has been granted an area of land to build the new headquarters of the embassy in Riyadh’s Diplomatic Quarter. In Moscow, President Vladimir Putin reiterated his call to Saudi King Salman bin Abdulaziz to visit Russia. President Putin has also received an invitation to visit Riyadh.

»Saudi Arabia wants Russia, which is a key player in Syria, Yemen and Lebanon, to be on its side. Russia plays an important role in the military balance with Iran, a task that will need intensive and incessant efforts.»

• Tout le monde se rappelle la précédente tentative de “rapprochement” entre les USA et l’Arabie, qui avait pris le visage un tantinet satanique de Prince Bandar. A cette époque, la Syrie était la priorité de l’Arabie, – car, découvre-t-on en lisant Bruce Riedel, directeur de l’Intelligence Project à la Brookings Institution, dans son article du 21 juin 2015 dans Al Monitor, que la Syrie n’est plus la priorité saoudienne... (Syria is not [Saudi Deputy Crown Prince Mohammed bin Salman’] priority. He wants help in Yemen where the war is stalemated. [...] The Russian option is good for Mohammed’s image as a global player....») Aujourd’hui, Bandar est oublié, d’autant plus que les conditions sont si différentes, parce que l’Arabie est en position de faiblesse par rapport à Moscou.

Il semble bien étonnant de poser ce constat, alors que la sphère américaniste-occidentaliste ne cesse de résonner des ricanements joyeux concernant l’isolement de la Russie. Le Docteur Theodore Karasik, directeur de recherche de l’Institute for Near East and Gulf Military Analysis à Doubaï, observe les choses d’un œil bien différent puisque, si l’on résume son article dans Azeri Daily du 22 juin 2015, on observera qu’il conclut quasiment que la Russie est sur le point de prendre la place des USA comme arbitre de la situation dans la région, et que l’Arabie a pris acte de cette réalité ...

«The visit of Saudi Deputy Crown Prince Mohammed bin Salman to meet with Russian President Vladimir Putin in St. Petersburg is extraordinary and politically significant. [...] Unlike Prince Bandar’s approach, Arab and Russian interlocutors are noting that Mohammed bin Salman is approaching Moscow in a weakened position. [...] Hence, the Saudis see Russia in the role of negotiator on all political questions. Russia’s relations with multiple sides in the Yemen and Syrian conflict is of utmost importance. If successful, Russia stands to gain substantially at the expense of the United States. The Kingdom’s engagement policy with the Russians may indeed produce peace dividends and further alter the geopolitical landscape.»

Karasik, de son poste de Doubaï, dispose évidemment de nombreuses et précieuses indications, qu’il nous fait partager directement ou indirectement. Son analyse des causes du rapprochement entre l’Arabie et la Russie, est très détaillée, et détaillée du point de vue de l’Arabie parce que, décidément, c’est l’Arabie qui est demanderesse. Un point nous a paru particulièrement intéressant, en rapprochant deux indications que nous donne Karasik concernant une situation très sensible ; effectivement rapprochées, ces deux indications nous permettent de développer une analyse extrêmement intéressante sur un point précis des questions de sécurité, qui fait de plus en plus de dégâts dans les pays arabes par rapport aux USA. Karasik donne d’abord des détails très précis et d'un grand intérêt sur la situation saoudienne dans le conflit du Yémen, et sur les rapports très peu satisfaisants de l’Arabie avec les USA à cet égard ... Là aussi, il est question d’un très net désengagement US de la région.

«Saudi Arabia, under the so-called Salman Doctrine, is facing increasing challenges. An Arab official told me that, in his opinion, the Houthis are increasing their ‘presence’ in the Kingdom’s southern provinces of Najran and Jizan, and that Houthi SCUD missiles are making their way through the defensive shields provided by the Americans, notably the PAC-3 system. To the North, Saudi proxy fighters in Syria are facing complications because of Turkish and Qatari support networks. That Riyadh sees Moscow as a necessity now is a geo-political reality. Putin knows this fact and said as much to Turkish President Recep Tayyip Erdogan stop playing ‘a double game’ when they met in Baku last week.

»The Saudis are waking up to the fact that the Kremlin’s influence in Iran, Syria and Yemen is a strategic asset. Another Arab official told me that the Kingdom is in strategic over-stretch and not receiving the support it needs from the United States. To be sure, America is providing intelligence for Saudi air strikes but the Obama Administration is clearly withdrawing from the region on a political level, uncommitted to any serious action in the Arab world.»

Un peu plus loin, Karasik rend compte d’une visite la semaine dernière de la délégation saoudienne à l’exposition militaire “Armée 2015” qui se tient à Moscou, et de l’intérêt des Saoudiens pour du matériel militaire russe, – rien moins, parmi les systèmes cités, que des systèmes de défense aérienne S-300 et S-400 et des missiles sol-sol à courte/moyenne portée jusqu’à 500kilomètres (à capacités nucléaires pour les Russes) SS26 Iskander-E. Dans l’extrait de l’article cité ci-après, on notera une remarque (souligné par l’emploi du gras par nous) qui nous paraît intéressante ... «Another salient Saudi group that visited Russia this past week was from Mohammed bin Salman’s Ministry of Defence. The Saudi military delegation went to the Kubinka international military-technical forum ‘Army 2015.’ The Saudis are interested in negotiating both defensive and offensive weapon systems including the S-300 and/or the S-400 air defence systems and also the Russian tactical missile complex Iskander-E. Russian sources told me that the Saudis seem desperate to buy new systems from a reliable seller.»

On comparera alors cette observation que les Saoudiens cherchent des “fournisseurs fiables” de systèmes d’armes avec le fait mentionné plus haut que les missiles Scud tirés par les Houthis du Yémen contre des objectifs en Arabie semblent ne pas être tous arrêtés par la défense aérienne saoudienne, assurée en fait par des batteries de missiles Patriot PAC-3, d’origine US et maniées par du personnel US. On a alors le choix entre deux hypothèses, les deux pouvant d’ailleurs être chacune valables selon les situations : l’inefficacité du Patriot d’une part, ce qui n’est pas une surprise ; la manipulation de l’emploi (ou du non-emploi) des systèmes d’armes US par les servants US, selon les intérêts politiques US. (Le deuxième point a eu un précédent récent, avec la commande Rafale par l’Égypte [voir le 7 mai 20215] : «Lors de l’attaque conjointe, notamment avec des forces aériennes d’Égypte et des EAU, contre la Libye à l’été 2014, les Émiratis avaient l’intention d’utiliser leurs F-16. Il y eut alors une intervention US des plus brutales, allant jusqu’à une intervention directe de techniciens US qui rendirent les F-16 inutilisables pour les pilotes émiratis. Sisi rapporta la fureur des Émiratis et expliqua qu’il ne pouvait admettre une telle situation potentielle pour son compte, pour ses propres F-16, et qu’il se tournait donc vers les Français dont il savait par expérience et par réputation qu’ils respectent les souverainetés des pays acheteurs.») Tout cela (les USA et leur barda d'armes à la technologie mesurée en $milliards) ne semble pulserais “fiable” pour les amis saoudiens...

• Karasik termine son analyse d’une manière tranchante, en mettant effectivement en évidence deux points : 1) le tournant des relations entre l’Arabie et la Russie est d’une extrême importance, et 2) il a lieu comme une reconnaissance par un des acteurs centraux de la région (l’Arabie) du rôle fondamental que tient la Russie au Moyen-Orient, rôle encore plus fondamental désormais, avec ces nouvelles relations entre l’Arabie et la Russie. Dans ce monde étrange où les actes les plus divers semblent parfois complètement mis en forme par la seule perception, il y a bien entendu un monde de différence entre la situation actuelle et, disons, la situation de décembre 2014 où il se clamait partout que l’Arabie avait fait cause commune avec les USA, en manipulant le prix du pétrole, pour travailler à un effondrement qu’on prévoyait ultra-rapide, – l’affaire de quelques semaines, quoi, – de l’économie russe...

»Overall, the Saudi-Russian relationship is taking off in a new direction of cooperation. But it is clear – for now – that the Saudis need Russia more than the other way around. That is a significant change that guarantees that the Kremlin will be a major player in the future security and economic development of the Middle East, whether the West likes it or not. Cooperation is across almost every major sector and it is likely to extend to mitigating a mutual nightmare for both countries: ‘The Islamic State.’ Stay tuned.»

... Ainsi le paysage moyen-oriental se nuance-t-il, – décisivement ? Fondamentalement ? Il est bien trop tôt pour le dire et peut-être même n’est-ce pas la bonne question, d’autant qu’il est en principe difficile d’attendre d’une “nuance” un prolongement fondamental. (Mais on ne sait jamais, par les temps qui courent si vite, peut-être un “nuance” peut-elle faire basculer un monde, si elle s’exprime au bon moment, et au bon endroit... Même dans ce cas, la retenue est de rigueur.) Tout au plus pourra-t-on juger, mais ce n’est pas rien, que le désordre-hyperdésordre du monde continue sa course folle et majestueuse, avec l’extrême difficulté de fixer les positions, de distinguer les alliances, de classer les uns et les autres en “amis-“ennemis” et, surtout, de distinguer quelque plan ou “Grand Jeu” que ce soit. Tout au plus pourrait-on jouer à calculer ou à deviner ce que les nouveaux rapports entre la Russie et l’Arabie entraîneraient comme redistribution chaotique dans les relations de soutien et d’antagonisme au sein de la myriade d’acteurs du désordre de la région. Tenons-nous-en à l’amusante interrogation déjà vue dans le texte référencé de savoir si, un jour, l’Arabie ne demanderait pas à rejoindre les BRICS... L’action ou l’inaction, c’est selon, de “Empire du Chaos” cher à Pépé Escobar et à ses sarcasmes continue à semer son lot d’effets et de conséquences inattendues et imprévues, qui se retournent généralement contre celui qui les a enfantés par le souci habituel de l’inversion.

Tout de même... La position inflexible de la Russie par rapport à certains principes fondamentaux, particulièrement ceux de la souveraineté et de la légitimité, constitue dans ce tourbillon furieux la seule position que l’on puisse accorder à la sagesse. Bien plus que les “coups” géopolitiques, que les déclarations tonitruantes, que les grandes envolées sur les “valeurs”, que les leçons de morale, c’est cela qui donne à ce pays cette fermeté qui fait qu’à un moment ou l’autre l’on se tourne vers lui tandis que le bloc BAO ne cesse de jacasser à propos de son “isolement” (celui de la Russie). Ce n’est pas pour rien que l’un des exemples politiques de Poutine est de Gaulle, l’homme des principes, et ainsi la Russie donne-t-elle en permanence à la pauvre France épuisée par le poids des stupéfiantes incompétences de ses élites-Système une leçon évidente de grande politique, par le simple rappel du rôle que ce pays aurait du tenir puisqu’il est capable de produire des personnages (de Gaulle) de cette sorte.

L’on n’ira pas plus loin. Ce nouvel avatar de la situation moyenne-orientale met par-dessus tout en évidence la situation générale d’incontrôlabilité et d’imprévisibilité des relations internationales, par conséquent la puissance plus que jamais déchaînée de la Crise Générale d’effondrement du Système. Ce constat n’a rien de particulièrement audacieux ni d’original. Il ne fait que confirmer l’orientation prise, – décisivement, cette fois on peut s’aventurer à le dire, – depuis au moins la grande crise financière de l’automne 2008 enchaînant presque aussitôt sur le “printemps arabe” et le reste.


Mis en ligne le 23 juin 2015 à 16H09