Poutine, Panarine et août 2014

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Poutine, Panarine et août 2014

Le 23 avril 2012, nous publiions un Bloc-Notes consacré à (titre) «La Russie et sa mobilisation spirituelle, face au Système». Ce commentaire était basé essentiellement sur un texte d’Igor Panarine dans Russia Today, du 20 avril 2012. Nous avons et avions déjà parlé, à plusieurs reprises, d’Igor Panarine, ancien officier du KGB devenu expert du ministère des affaires étrangères russe, notamment le 3 mars 2012, toujours à propos du même débat de “la spiritualité russe contre le Système”. Dans ce texte du 23 avril 2012, nous écrivions :

«Panarine a la vision d’une dynamique déstructurante à laquelle il donne implicitement une dimension spirituelle maléfique, orientée contre la Russie, venue des forces anglo-saxonnes (et, par conséquent, du Système en général); en cela, il ne fait d’ailleurs que constater l’orientation antirusse qu’on peut qualifier d’idéologiquement et de psychologiquement haineuse du monde de la communication anglo-saxon (voir notre texte du 20 avril 2012). Il estime absolument nécessaire de renforcer structurellement la psychologie et la conscience russes face à cette attaque, et organiser le pouvoir en fonction de cet objectif. Il présente pour ce faire un programme hautement significatif de mobilisation psychologique, culturelle et spirituelle...»

Le moins qu’on doive constater est que l’orientation et la puissance des événements n’ont pas démenti l’esprit de l’évolution qu’envisageait Panarine, dans le chef de l’hostilité du Système à l’encontre de la Russie, et de l’affrontement qui s’ensuit. Par contre, il n’est nullement assuré que Poutine ait entendu les conseils de Panarine et les ait suivi moins encore, ni que la direction russe ait pleinement réalisé la hauteur et la puissance de l’enjeu auquel elle est confrontée.

Mais c’est d’un point particulier et chronologiquement très précis, fort étrange et énigmatique, que nous voulons parler. Il y a un passage d’un texte précédent de Panarine (le 10 mars 2012) qui acquiert une résonnance extraordinaire aujourd’hui, à la fin du mois de juillet 2014, c’est-à-dire à quelques encablures du mois d’août 2014 qui est aussi, surprise surprise, le mois du centenaire du déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Voici la citation de Panarine avec les observations que nous faisions (toujours le 23 avril 2012) :

«La proposition de Panarine recouvre, comme il l’exprime, une crainte très profonde des attaques déstructurantes contre la Russie. Sans cesse, il revient sur les attaques extérieures des médias (du système de la communication), anglo-saxons naturellement. Dans une précédente chronique, immédiatement après l’élection, il développait déjà ce thème, cette fois en donnant une précision datée dont il ne s’est pas expliqué et qui reste, à notre estimation, tout à fait énigmatique: une menace contre Poutine d’ici août 2014 (le seul aspect particulier de cette date, qui n’est pas nécessairement une coïncidence comme on en conviendra aisément, est qu’il s’agit du centième anniversaire du déclenchement de la Grande Guerre, qui est le conflit par excellence détonateur de la phase actuelle de la modernité dans le prolongement observé aujourd’hui de sa crise ultime). (Dans “Russia Today”, le 10 mars 2012.)

«“The new objective of the media campaign against Russia, including the rally on March 10, is to undermine Putin’s legitimacy and force him to resign, with the ultimate goal of destroying Russian statehood. The nearest deadline is supposedly August 2014.

»“Vladimir Putin’s deposition would mean turmoil for Russia. He is the only political personality in today’s Russia capable of accomplishing economic integration across Eurasia, making Russia a global center of gravity in political and economic terms. However, to that end Mr. Putin would need to respond to certain challenges and get rid of some dead weight among his entourage. In fact, the recent protests were largely aimed against a certain personnel policy rather than Putin personally. What irritates people is the fact that certain ministries or state-owned companies are headed by incompetent and unprofessional executives who keep their offices merely thanks to being close to Vladimir Putin.

»“Thus, I believe, there are attempts at destabilizing Russia being orchestrated from abroad. Their purpose is to weaken Putin’s standing as much as possible, ideally removing him from power, with the ultimate goal of preventing further integration in Eurasia. With that in mind, Russia urgently needs an efficient system of media defense which would include both state-owned and private assets, to protect the legitimacy of the Russian president.”»

Que faire d’une telle étrange prospective si exactement datée, qui semble n’avoir guère de raison d’être chronologique quand elle est écrite, qui semble ne reposer sur rien, et qui prend aujourd’hui une dimension dramatique à la lumière de la crise ukrainienne et de la “sous-crise MH17” dans la crise ukrainienne où la Russie et Poutine tiennent un rôle central, à la lumière de toutes les autres crises qui semblent se rassembler dans un bouquet d’embrasement crisique pour le centenaire de la Grande Guerre ? On ne peut que la garder à l’esprit comme un symbole qui est nécessairement un terrible avertissement, dans une année elle-même évidemment chargée jusqu’au vertige de symbolisme. Nous dirions que la chose agit comme une incitation supplémentaire à développer une réflexion toujours plus audacieuse, écartant les miasmes insupportables de la dialectique-Système sur notre moralisme, sur notre vertu, sur notre idéologie de la fin de l’idéologie et ainsi de suite. Le degré de simulacre qu’atteint le discours de notre contre-civilisation à propos d’elle-même et sur le reste en fonction d’elle-même est si grand qu’il faut effectivement un effort imposant de l’esprit pour poursuivre une réflexion qui n’ait pas la forme d’un verrou mille fois tourné dans la serrure de la porte de la prison enfermant notre raison, ni le poids du même boulet attaché à chaque membre du prisonnier pour le tenir à terre, pour imposer à sa pensée d’être le plus bas possible...

A dessein, dans ces quelques lignes d’un propos sans prospective rationnelle selon une raison réduite aux maigres acquêts de la postmodernité, nous nous extrayons du sujet proposé par Panarine pour n’en garder que le symbole, et excluant ainsi toute référence à une nationalité, à un ensemble politique, économique ou géostratégique. La seule référence possible est nécessairement de l’ordre du destin et de la rupture d’une civilisation. C’est elle, cette référence-là, qui doit nécessairement éclairer nos commentaires, qui concernent un monde et une époque où les sapiens, fussent-ils glorieux ou lucides au milieu du déchaînement de la tempête, ne peuvent tenir qu’un rôle mineur, sans réelle prise ni influence sur le cours des événements. Cela ne signifie pas qu’on encourage et qu’on s’encourage à baisser les bras, à s’abîmer dans l’abstention et la mélancolie qui déguiseraient dans ce cas une façon d’être nihiliste ; cela signifie qu’on doit mesurer ce qu’implique dans ces temps métahistoriques l’acte de “tenir son rang”, en reconnaissant l’exacte mesure des événements qui secouent le monde et ébranlent totalement et absolument une civilisation. De celle-là, civilisation qui est caricature maléfique de soi-même et donc contre-civilisation, il n’y a plus rien à attendre que son effondrement, elle-même confrontée à l’infortune catastrophique et à la catastrophe eschatologique de sa prétention à changer le monde à son image et à maîtriser l’univers à l’image d’un Dieu dont elle a usurpé la position après l’avoir révoqué.


Mis en ligne le 24 juillet 2014 à 08H12