Notes sur un “triangle équilatéral” de circonstance

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Notes sur un “triangle équilatéral” de circonstance

19 septembre 2014 – : «Oui, nous avons nous-mêmes été surpris par le rythme des événements...» dit, quelque part dans l’une ou l’autre interview citée dans ces notes d’analyse, le ministre russe des affaires étrangères Sergei Lavrov. C’est là reconnaître sans fard, – Lavrov ne prend plus de gants pour exprimer ses jugements, – l’un des éléments fondamentaux de la situation politique des relations internationales. La chose est apparue pleinement avec la crise ukrainienne (c’est à ce propos que s’exprime Lavrov) mais elle est déjà évidente depuis quelques années  ; elle l’est sans aucun doute, évidente, depuis la crise de l’automne 2008 marquant la constitution de facto du bloc BAO, depuis l’accélération de la politique-Système entraînant la dynamique du processus dd&e et de l’équation surpuissance-autodestruction.

Ce dont parle Lavrov est un des éléments importants d’un grand mouvement géopolitique en cours, et en cours très rapide toujours selon la même idée ci-dessus. La rapidité des événements, hors de tout contrôle politique humain, touche par conséquent directement une orientation géopolitique au sens le plus large du mot d’une puissance d’une si grande importance qu’est la Russie. Nous nous trouvons devant un phénomène exceptionnel à tous égards ; géopolitique, certes, puisqu’on en parle, mais aussi phénomène du système de la communication tel qu’il se développe selon sa propre dynamique, et au-delà phénomène métahistorique selon notre rangement.

Lavrov au “parler vrai”

A tout seigneur, tout honneur... Poursuivons avec Lavrov, certes le meilleur ministre des affaires étrangères de son temps, qui a beaucoup parlé ces derniers temps, à propos du grand mouvement que nous examinons ici, mais surtout avec une exceptionnelle franchise. Les Russes en sont là, et nous avec : ils parlent de plus en plus vrai (de l’expression “parler vrai”, un des hochets des basse-cours politiciennes du bloc BAO) tandis que nous ne cessons de nous emprisonner dans des couches successives de langues de bois d’essences diverses, jusqu’à perdre le fil, jusqu’à n’y plus rien comprendre nous-mêmes de ce que nous-mêmes disons, – sans parler de “penser”, chose incongrue. (Nous laissons l’URSS loin derrière nous à cet égard.)

Il y a eu d’abord la très longue, très détaillée, très franche interview du ministre Lavrov, par Andrei Vadenkov d’Itar-Tass, le 11 septembre 2014, sous le titre “Sergeï Lavrov : le but ultime est la déstabilisation de la Russie” («Sergey Lavrov: Throwing Russia off balance is ultimate aim»). Le site que nous nommons “Saker-français” (version française, mais très largement enrichie de textes originaux et de traductions diverses d’articles non-français) donne, le 16 septembre 2014, une appréciation de l’intervention de Lavrov d’un commentateur russe ayant son site (Crimesonalter.livejournal.com) sur l’internet, en date du 13 septembre 2014. Le “Saker-français” nous permet donc de disposer de sa traduction...

«Il est rare, très rare, que l’on puisse entendre ce qu’on pourrait appeler “le texte direct”, c’est-à-dire les paroles d’un politique de premier rang qui dit ce qu’il pense, et non ce que demandent les règles de la diplomatie internationale ou l’opportunité politique. Je soupçonne que les dernières déclarations de Lavrov tombent à point pour ceux qui se posent la question russe maudite : “Le Kremlin comprend-t-il ce qui se passe ?”

»Dans l’interview qu’il a donnée à l’Agence TASS (à propos, je félicite les collègues de ce retour au nom historique !!), Lavrov a mis tous les points sur les i; sur la question de savoir comment le Kremlin voit la situation sur le front de l’ouest, il le dit clairement: le conflit entre les États-Unis et nous a un caractère fondamental, important et prémédité. Je cite: “S’il n’y avait pas eu de Crimée et de sud-est de l’Ukraine, l’Ouest inventerait tout de même quelque chose. Le but qu’ils se sont fixé : faire à tout prix perdre l’équilibre à la Russie. Cette tâche, elle a été formulée il y a longtemps. Prenez la Syrie. Il y a de cela deux ans, tout le monde nous a montrés du doigt comme les défenseurs du dictateur qui tyrannisait son propre peuple.”

»Pour les particulièrement doués, Lavrov répète son message encore une fois, et le texte en est tout ce qu’il y a de direct: “Je répète: s’il y a un désir, le prétexte se trouvera. Ce n’est pas d’hier que Washington et certains Etats européens ont décidé d’isoler la Russie.”» En conséquence, ce n’est pas d’hier non plus que le Kremlin a compris cela : il voit la situation sur l’axe Syrie-Iran-Ukraine comme les maillons d’une chaîne et comme les épisodes d’une grande campagne visant à détruire la Russie.»

Ce terrible “rythme des événements”

Voici une autre intervention de Lavrov, deux jours plus tard, dont nous restituons l’esprit, – toujours le même, celui d’une implacable mise en cause du bloc BAO, – au travers d’un commentaire du Saker original (aux USA) d’une émission télévisée russe du 13 septembre. Le commentaire du Saker nous permet de bien cerner et comprendre l’essentiel du propos de Lavrov et de ce qu’il nous dit de la politique russe soumise, comme les autres politiques des autres acteurs dont certains sont à peine des figurants, au “rythme des événements”. Le “Saker-français” du 16 septembre 2014 nous en donne la traduction, dont voici quelques extraits  : «J’ai regardé hier [13 septembre 2014] avec intérêt un talk-show appelé Le Droit de Savoir, qui présentait une interview d’une heure avec Sergei Lavrov [...] C’était un échange intéressant entre Lavrov et cinq journalistes russes. Ce n’était pas assez important pour justifier un sous-titrage en anglais, mais je veux partager avec vous quelque chose que j’avais déjà noté par le passé et qui a été puissamment exprimé durant cette interview... [...]

»Au sujet des sanctions, les journalistes ont dit que beaucoup de pays ont été surpris de la rapidité avec laquelle la Russie s’était détournée de l’ouest et commençait à établir des relations avec l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et le sous-continent indien, et là encore, Lavrov répliqua : “Oui, nous avons nous-mêmes été surpris par le rythme des événements, mais nous n’avions pas le choix.”

»Ce n’est pas la seule occasion que j’ai eue d’entendre le même message. L’impression que je ressens est que la Russie a renoncé à l’Ouest. Bien sûr elle va continuer à discuter, et elle va essayer, contre toute évidence, de susciter des comportements responsables de la part des politiciens occidentaux, mais personne en Russie ne retient son souffle. Dans un autre débat (Sunday Evening avec Vladimir Soloviev) les participants ont remarqué que l’Allemagne avait pris la tête des pays qui faisaient pression sur la Finlande, la Slovaquie et d’autres nations qui ne voulaient pas de nouvelles sanctions. A nouveau, le message était “Oubliez les Allemands, ils sont désespérants”.»

»Je crois qu’il y a un sentiment de dégoût et de désespérance sincère et très répandu en Russie à l’encontre des pays de l’UE. Quant aux USA, ils sont essentiellement vus comme des lunatiques messianiques pleins de haine qui feront tout et même plus que tout pour nuire à la Russie de toutes les façons possibles, aussi folles, absurdes, inutiles et hypocrites soient-elles. Tout cela produit un consensus selon lequel, bien que la guerre avec les USA et l’Otan doive être évitée, évidemment, il n’y a plus rien à gagner à faire quelque effort. Beaucoup de politiciens disent maintenant : “Notre politique étrangère a été beaucoup trop axée à l’Ouest et il faut que cela cesse, notre futur est ailleurs”.»

Un tournant tonitruant

Voici donc le cas essentiel : la Russie “tourne le dos” à l’Ouest (au bloc BAO) et redessine complètement sa politique fondamentale. (Nous mettons des guillemets à “tourne le dos” car l’on verra plus loin que, selon notre appréciation, on ne peut réduire la situation à des dynamiques et mouvements géopolitiques, fussent-ils fondamentaux. Cette restriction est, de notre point de vue, également fondamentale, sinon “plus fondamentale” encore.)

La chose est nette et sans ambiguïté. Ce qui constitue une possibilité théorique au moins depuis le discours de Poutine à la Wehrkunde de février 2007 (voir le 12 février 2007 et le 15 février 2007) ; ce qui constitue une possibilité très concrète depuis la crise syrienne où les Russes ont commencé à mesurer l’irrationalité et la nihilisme de la politique du bloc BAO (voir des commentaires de Lavrov le 6 février 2012 et le 26 juillet 2012) ; tout cela devient une fondamentale vérité de situation, marquée par les interventions de Lavrov qu’on a citées.

Cette “fondamentale vérité de situation” a été précédée de diverses décisions, événements, etc., toujours au même rythme échevelé, depuis que la crise ukrainienne a pris son tour antirusse aigu avec l’intégration de la Crimée dans la Fédération de Russie de la mi-mars. D’une façon générale, ces “diverses décisions, événements, etc.”, ont concerné un rapprochement de la Russie et de la Chine, complément évident pour la description de ce “tournant russe”, qui est le contraire dans la forme de ce que le révolutionnaire russe Victor Serge disait dans les années 1920 à propos de l’URSS, – non pas “tournant obscur”, mais tournant éclatant, tonitruant. On a à l’esprit nombre de ces décisions et événements : accord gazier, évolution vers la “dédollarisation”, plusieurs rencontres stratégiques Poutine-Xi avec de nouveaux contrats d’armement, entente Chine-Russie pour faire évoluer les BRICS et l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) vers des positions plus politiques et des élargissements fondamentaux et fondamentalement stratégiques (prochaine entrée de l’Inde et du Pakistan, et sans doute de l’Iran, dans l’OCS).

Portrait de Modi

Ainsi avons-nous introduit la Chine dans notre panorama, et aussi l’Inde, par une parenthèse... C’est d’ailleurs par l’Inde, à peine mentionné, qu’il faut entamer ce deuxième volet, ou ce deuxième “côté égal” du triangle dont nous parlons, dont nous faisons l’hypothèse qu’il est isocèle, – pour découvrir, merveille euclidienne, qu’il est en plus équilatéral. Et puisqu’il est question de l’Inde, il est nécessairement question du nouveau Premier ministre Modi.

Pas de meilleur guide pour cette exploration que notre ami MK Bhadrakumar. Il n’était pas vraiment acquis à Modi au départ et montrait l’une ou l’autre réticence. Son évolution à cet égard est d’autant plus significative. Après le cap des cent jours depuis son arrivée au pouvoir, Modi est perçu par Bhadrakumar comme résolument réformateur, si pas révolutionnaire notamment en matière de politique extérieure. Pour lui (Bhadrakumar), Modi rompt avec l’alignement-Système, avec la période la plus pro-US de l’Inde, depuis la fin de l’URSS. Voici quelques extraits d’un long article de Bhadrakumar sur ATimes.com, le 16 septembre 2014. On observera que Bhadrakumar s’attache aussi à la personnalité de Modi et le place encore plus comme un dirigeant suspect au Système (le “capitalisme prédateur”, etc.) que suspect aux USA ou au bloc BAO spécifiquement.

«Modi's non-elitist social background, his intimate familiarity with the ugliness and humiliation of poverty and ignorance, his intuitive knowledge of the Indian people and above all his keen sense of destiny (“God chooses certain people to do the difficult work. I believe god has chosen me for this work.”) – all this comes into play here, setting him apart from his predecessors in India's ruling elite... [...]

»One of the early foreign-policy decisions taken by Modi - interestingly, soon after his return from the BRICS summit at Brazil in July - was to draw the 'red line' on how far India would go in accommodating the West's desperate full-throttle push for a new WTO regime. Modi has so far held on to the firm line that India cannot be party to a trade regime that doesn't adequately safeguard India's food security. The fact is, the lives of several hundreds millions of Indians hang by this slender thread of the government subsidy for food distribution.

»The Americans were stunned, because he was meant to be a darling of the multi-national companies and corporate industry and not a ‘populist’ leader catering to the masses. But Modi remained adamant. The bitterness comes out in the blistering attacks since then in the Western media about Modi. The Financial Times wrote in the weekend that the MNCs’ “honeymoon” with Modi is over. [...] A big question remains: Will Modi be allowed to get away with his road map for India? The history of the modern world is replete with instances of predatory capitalism by the Western world interfering, if need be, to enforce course correction in developing countries that show signs of deviation.»

L’effondrement du “modèle occidental”

Nous avons cité des passages de l’analyse de Bhadrakumar qui concernent essentiellement Modi, et non pas le sujet principal de cette analyse, essentiellement axé sur le rapprochement entre l’Inde et la Chine, qui semble être l’un des piliers de cette nouvelle politique extérieure que conduit le Premier ministre indien. Le même thème est repris dans un court article de Bhadrakumar sur son propre site (Indian PunchLine), le 17 septembre 2014. Ce passage suffit à décrire l’ambition du nouveau Premier ministre indien, qui semble rencontrer la politique chinoise depuis son arrivée, marquée par des gestes exceptionnels d’ouverture. Ce qu’observe Bhadrakumar, c’est qu’il s’agit d’un projet non pas bilatéral mais de sécurité collective, qui pourrait bien venir s’inscrire en opposition directe avec le soi-disant “tournant stratégique” US vers l’Asie dont on sait qu'il se traduit comme d'habitude, goût de l'empilement de la quincaillerie comme acte de haute pensée stratégique, par une militarisation accentuée et agressive des USA dans la zone :

«The transcript of Modi’s media interaction shows three things. First, Modi visualizes the development of India-China relationship as far beyond a bilateral partnership. He wishes it to develop as a major factor in regional and world politics and the emerging world order, augmenting the capacity of the two Asian powers to influence the international system in a profound fashion...»

Pour encore mieux exposer le propos de Bhadrakumar, il faut reprendre un autre passage de son analyse sur ATimes.com, qui donne une explication fondamentale à la fois de l’appréciation de Modi, à la fois de l’évolution de la Chine dans le même sens. Il s’agit de la perception de l’effondrement du “modèle” occidental dans le chef de ces deux puissances... On mettra dans cette perception l’occurrence de l’affaire Mistral-Rafale (voir ce 18 septembre 2014), qui marque également, aux yeux des Indiens et d’autres, un aspect de cet “effondrement”, cette fois l’effondrement du “modèle français” en tant que nation capable de suivre une grande politique d’indépendance nationale de l’intérieur de l’ensemble occidental, depuis devenu par dégénérescence et effondrement “bloc BAO”...

«Then came the financial crisis and the Great Recession of 2008 that exposed real weaknesses in the Western economic and political models and cast misgivings about their long-term potentials. Indeed, not only did the financial crisis showcase that China and other emerging economies could weather the storm better than western developed economies but were actually thriving. The emerging market economies such as India, Brazil or Indonesia began to look at China with renewed interest, tinged with an element of envy.

»Suffice to say, there has been an erosion of confidence in the Western economic system and the Washington Consensus that attracted Manmohan Singh. From a security-standpoint, this slowed down the India-US ‘strategic partnership’. The blame for stagnation has been unfairly put on the shoulders of a “distracted” and dispirited Barack Obama administration and a ‘timid’ and unimaginative Manmohan Singh government.

»Whereas, what happened was something long-term - the ideology prevalent in India during much of the United Progressive Alliance rule, namely, that the Western style institutions and governments are the key to development in emerging economies, itself got fundamentally tarnished. What we in India overlook is that the 2008 financial crisis has also been a crisis of Western-style democracy. There has been a breakdown of faith in the Western economic and political models...»

Non pas isocèle, mais équilatéral

“Il s’agit de la perception de l’effondrement du ‘modèle’ occidental dans le chef de ces deux puissances...”, écrivons-nous à propos de la perception de l’Inde et de la Chine. On comprend évidemment que cette remarque vaut exactement pour la perception de la Russie du même “modèle occidental” telle qu’on en a décrit l’évolution ci-dessus au travers des déclarations de Lavrov ; et idem, certes, avec l’affaire du Mistral, la même perception russe d’“un aspect de cet ‘effondrement’, cette fois l’effondrement du ‘modèle français’ en tant que nation capable de suivre une grande politique d’indépendance nationale de l’intérieur de l’ensemble occidental”. Si cela ne ressemble à une convergence de perception, donc enfantant une analyse semblable...

Effectivement, c’est là où nous voulons en venir. D’une façon assez remarquable, qui montre combien c’est le sort de son pays, l’Inde sous la direction de Modi, qui l’attache, pas une fois dans ses textes Bhadrakumar ne cite la Russie. Il faut dire que, dans l’expérience et la mémoire d’un diplomate indien, la proximité entre l’Inde et la Russie (et de l’URSS avant elle) ne fait ni doute ni problème et n’a donc nul besoin d’être débattue. La Russie n’a, avec l’Inde, aucun des contentieux qu’a (qu’avait ?) la Chine et il y a entre les deux puissances, Russie et Inde, une vénérable coopération stratégique appuyées sur de vieilles querelles qui les firent “alliés objectifs” (l’Inde hostile au Pakistan soutenu par les USA, et donc proche de l’URSS dans cette direction ; l’Inde hostile à la Chine devenue ennemie-sœur jurée de l’URSS à partir des années 1960, donc proximité Inde-URSS là aussi). Les événements depuis un quart de siècle (fin de la Guerre froide) n’ont pas réduit cette coopération mais l’ont un peu installée dans une sorte d’éther incertain ; d’une certaine façon, Russie et Inde subirent, chacune de leur côté, l’attraction du “modèle occidental” ; d’une certaine façon, chacune de leur côté, et au même moment, elles s’en détournent... Cette circonstance-là, similitude de perception, n'est pas fortuite mais au contraire fondatrice ; la similitude d'analyse qui s'en déduit implique la proximité stratégique renouvelée, rajeunie, remise au goût du jour, et bien plus encore, haussée à la hauteur de l'enjeu.

Le troisième larron, c’est la Chine. Si l’on a l’esprit type-BAO ou esprit-Système qui ne peut rien comprendre qui ne soit référé à la compétition et à la puissance comparée et dominante (l’“idéal de puissance”), on pourrait juger que ce larron-là est bien placé pour tirer les marrons du feu. Ce type de raisonnement n’a, dans la situation envisagée, aucun sens. Quoi que nous disent les calculettes des économistes et les théories des géopoliticiens, ce triangle que nous sommes en train de composer est parfaitement équilatéral, parce qu’il se forme grâce à la dynamique effrayante d’un ennemi commun qui a pour caractère son épouvantable équation surpuissance-autodestruction, – sorte de “je vous soumets à ma surpuissance et vous emporte dans la catastrophe de mon autodestruction”. Ce n’est même pas des USA que nous parlons, piètre empire qui se détruit lui-même sans y rien comprendre, mais bien du Système écrasant ses employés et vassaux en même temps qu’il voudrait le faire du reste qui lui résiste... (Ce qui fait qu’en n’en parlant pas, nous parlons tout de même des USA.)

Un brin de spiritualité

Une fois interprété (dessiné), il apparaît évident que ce “triangle équilatéral” trouve partout des correspondances structurelles pour le renforcer. Les trois puissances sont dans les BRICS et, bientôt, seront dans l’Organisation de Coopération de Shanghai lorsque l’Inde y sera admise comme membre à part entière (sans doute et comme symboliquement, lors de la présidence russe de 2015).

Comme nous percevons ce rassemblement, il ne s’agit en rien d’une alliance, d’une recomposition géopolitique formelle, etc., même si le processus peut parfois y ressembler. Il s’agit vraiment d’une poussée métahistorique que suscitent les avancées du Système dont la politique est désormais complètement réduite à la production d’une dynamique surpuissante de déstructuration et de dissolution. Il est intéressant, pour la définition de cette entreprise qui est essentiellement l’effet des événements, que deux des principaux dirigeants impliqués aient manifestement, directement ou indirectement, une dimension spirituelle...

Pour Modi, Bhadrakumar l’a rappelé (un “sens de la destinée” : «God chooses certain people to do the difficult work. I believe god has chosen me for this work»). Quant à Poutine, on sait combien sa présidence est accompagnée de rumeurs et de dynamiques qui renvoient à une dimension spirituelle, notamment dans le chef de la perception que l’évolution psychologique et “sociétale” du bloc BAO constitue une attaque déstructurante et dissolvante au niveau civilisationnel encore plus qu’aux niveaux géopolitique et économique, attaque devenant de ce point de vue un des moyens d’achever une inversion complète de civilisation.

Une “force” antiSystème de résistance

Il est difficile de savoir quelle position les Chinois occupent par rapport à ces données inhabituelles. La Chine, dito l’Empire du Milieu, entretient naturellement cette stature historique puissante et spécifique, et son caractère énigmatique à et égard va de soi. Notre sentiment est que les Chinois, avec cette direction organisée minutieusement qu’est le pouvoir chinois, dans un pays modernisé mais essentiellement traditionnel et vénérable comme un monde en soi, comme la Chine peut l’être, a adopté les pratiques modernistes d’une façon ordonnée et méthodique, mais aussi avec les façons d’une piraterie, comme une compétition sauvage que lui imposent ceux (les anglo-saxons globalisants) qui ont conçu la chose, eux-mêmes à la façon d’une piraterie ; notre sentiment est que les Chinois pratiquent leur hyper-capitalisme avec brio, grâce à leurs capacités de marchands, mais avec une piètre considération pour la valeur spirituelle de ce système (le Système), et donc prêts à tout à cet égard...

Ce “prêts à tout” signifie qu’ils (les Chinois) perçoivent de plus en plus même si d’une façon confuse, un peu comme les deux autres à leur façon, le caractère immensément prédateur et finalement à finalité entropique du Système, ce caractère “dd&e” que nous signalons souvent. Notre sentiment est que les Chinois, avec leur immense spécificité d’Empire du Milieu qui réduit le monde à lui-même, les Chinois eux-mêmes vont percevoir ou perçoivent déjà que ce qui se passe est un événement à nul autre pareil dans l’histoire du monde, qui concerne aussi leur vision du monde et leur propre monde. Ils savent confusément, comme l’on perçoit intuitivement une chose, que le Système est aussi une menace terrible, la plus terrible qu’on puisse imaginer, qui cherche leur déstructuration, leur dissolution comme elle cherche déstructuration et dissolution du monde, et cette perception ne peut que les rapprocher des deux autres dans un esprit de solidarité salvatrice où c’est l’essence même, leur essence devenue commune, qui est menacée. Nous sommes très loin des jeux très rationnels et tributaire de la logique maligne de la puissance et de la compétition (dans ce cas hypothétique, de la Chine vis-à-vis des deux autres). Une solidarité de sauvegarde ultime doit rassembler les trois côtés du triangle équilatéral.

Par conséquent, notre sentiment général est simplement que l’importance du constat objectifs de type économique et géopolitique pour définir ce regroupement est accessoire s’il se veut objectif, parce que la caractéristique de ce regroupement est hors du contrôle de ceux qui sont en train de l’opérer. Son objectivité ne se trouve donc pas dans les territoires habituels contrôlés et définis rationnellement par les capacités humaines (économie, géopolitique). Simplement pour ces domaines, on constate que chacun y tient un rôle adapté à ses moyens et à ses penchants, et la Chine y a celui de moteur économique et investisseur pour les deux autres, achevant une construction dont le but est d’arriver à la constitution d’une véritable puissance exerçant une fonction antiSystème.

L’essentiel est ailleurs... Ce regroupement, ce “triangle équilatéral”, est nécessairement comme un chiffon rouge agité devant le taureau ; et même plus que le taureau, qui est un animal honorable mais encore trop réduit par la perception réductionniste du sapiens. Ce regroupement est comme un chiffon rouge agité devant la Bête ; sa fonction est de déchaîner la Bête, jusqu’au-delà de sa surpuissance, jusqu’à l’abîme de son autodestruction, — parce qu’enfin, il faut bien affronter la Bête puisque c’est l’issue ultime. Certes, Bête ou Système, c’est la même chose et le rouge est mis. Le “triangle équilatéral” est l’ archétype d’une “force” antiSystème de résistance.

Rien n’arrêtera le Système (les USA) que l’autodestruction

Par conséquent, nous terminons courtement par l’évidence de la conclusion. Le triangle équilatéral ne doit pas se constituer sous l’empire d’un projet commun, d’un rassemblement constructif entretenant une ambition de puissance dominante. Ce rassemblement va se faire sous l’empire impératif de la nécessité ultime. Sa seule raison d’être est ce qu’il y a en face de lui.

... En face, le Système. Son plus sûr moteur, dans la combinaison du bloc BAO, ce sont les USA. Cet artefact, monstrueux par son caractère antihistorique, a tous les caractères qu’exige le Système. Il ne capitulera jamais ; jamais, même placé devant les évidences vertigineuses de son impuissance et de sa paralysie, il n’abandonnera sa volonté déstructurante et dissolvante de l’exercice de tout ce qu’il lui reste de surpuissance ; il a, pour cela, la narrative (l’exceptionnalisme), la psychologie (inculpabilité et indéfectibilité [voir pour l’exemple des USA vis-à-vis de l’Inde, le 22 février 2014]), la pathologie (l’hybris poussé à l’extrême, comme la démesure de la démesure). Rien ne l’arrêtera jamais dans sa course à la surpuissance, et donc la seule issue possible est son autodestruction. Le “triangle équilatéral” est là, aux côtés d’autres regroupements et situations, pour accélérer cette course folle, quelles que soient ses intentions et les intentions de des trois côtés égaux. A notre sens, cela ira très vite, de plus en plus vite (“Ce terrible ‘rythme des événements’”)... Après, rien ne sera plus pareil, et nos raisonnements et prospectives sont d’une vaine et dérisoire rhétorique.


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