Le monde virtualiste des avions de combat US (F-22, JSF)

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Le monde virtualiste des avions de combat US (F-22, JSF)

19 février 2004 — Devant les difficultés qui s’accumulent dans le programme JSF, la défense qui est faite du programme devient complètement irréelle. C’est un prolongement intéressant, quoique complètement logique : ce programme d’avions de combat si longtemps virtuel entrant dans la réalité, sa défense ne peut faire autrement qu’accentuer et élargir l’interprétation virtualiste du programme. Cette démarche est intéressante d’une autre façon : ici ou là, elle nous donne des éclairages, des clés, etc, sur les méthodes industrielles dans l’industrie d’armement avancé aujourd’hui, particulièrement avec la combinaison de l’utilisation des hautes technologies et l’action de la bureaucratie.

On citera ici deux cas très récents, avec un ajout significatif à l’un d’eux.

• Le premier est celui du général commandant l’Air Combat Command, qui est le principal commandement aérien de combat de l’U.S. Air Force. Le général Homburg explique la position de l’USAF dans une délicate occurrence, celle où le F-35 (le JSF), et aussi le F/A-22, autre programme tactique avancé, rencontreraient des délais supplémentaires (ils en connaissent déjà). On cite ci-dessous Defense Daily (non accessible en lien ouvert) du 16 février 2004, dans un article intitulé « ACC Chief Does Not Want More Buys of F-15E, F-16 At Cost To F/A-22, JSF »

« Despite studying contingency plans in case the Air Force does not procure enough F/A-22 aircraft and F-35 Joint Strike Fighters (JSF) from Lockheed Martin to meet future strike requirements, Air Combat Command (ACC) chief Gen. Hal Hornburg stressed that the service's first choice is those two fighters instead of acquiring more Boeing F-15E and Lockheed Martin F-16 aircraft.

» “We're not going to go down that road,” Hornburg said last week during a media availability at the Air Force Association's (AFA) symposium here. “I'm not saying that we need a bridging force. I'm saying we need capability [if] for some unknown reason those airplanes didn't come online. We will not have that capability if these airplanes come online. We want the F-35 and we want the F/A-22.”

» Hornburg said it was prudent to think about filling capability gaps, and characterized the study of how to fill an F/A-22 and F-35 shortfall as a “hedge.” However, he also said he was not interested in more F-15Es or F-16s. “I have no desire to buy more legacy airplanes,” he said. “I have a desire to buy F/A-22s and F-35s. I have no plans — just to put an end to it —but I have no plan to buy more F-15s, F-16s. There is no plan to do that. But there is a plan to have something if something else that we're planning on today doesn't materialize.” »

C’est la dialectique du général Homburg qui est intéressante. Il dit bien qu’il n’a aucun plan pour acheter des F-15 et des F-16 supplémentaires (« I have no plans — just to put an end to it —but I have no plan to buy more F-15s, F-16s. There is no plan to do that. ») Mais il dit aussi bien qu’il pourrait y avoir un délai dans les deux programmes et il faudrait alors acheter des avions supplémentaires pour maintenir les forces à niveau (« But there is a plan to have something if something else that we're planning on today doesn't materialize. »). Il se trouve, bien entendu, que les avions qui seraient achetés pour ce but seraient des F-15 et des F-16.

Ainsi va la dialectique. Nul n’ignore que les F/A-22 et F-35 sont en retard, et qu’il est probable qu’ils auront encore des retards. (Pour le F-35, c’est quasiment acquis ; pour le F/A-22, voici ce que disait au Congrès, le 6 février, le Undersecretary of Defense for Acquisition (faisant fonction) Michael Wynne : « the F/A-22 aircraft continues to experience an unacceptable level of priority interrupts in the fighter's avionics systems. You can always restart and get it to be a highly operational weapon, but we need to get the reliability. ») Cela signifie qu’il y aura tout aussi probablement la nécessité d’acheter des avions supplémentaires. Il s’agira évidemment de F-15 et de F-16. Il n’est évidemment pas nécessaire d’avoir des plans d’avance pour cela.

Venons-en à la réalité : cette complexité dialectique et virtualiste déployée, ce faux démenti, nous disent a contrario que l’USAF envisage effectivement d’acheter des avions de substitut puisqu’elle envisage les cas où les F/A-22 et F-35 seraient en retard, — ou pire encore, — et qu’elle met ces cas en corrélation directe avec l’achat d’avions supplémentaires (F-15 et F-16). La gymnastique de Homburg ne signifie finalement qu’une chose : l’USAF veut sauvegarder sa responsabilité ; elle affirme ne rien préparer et attendre, mais elle sait bien que ces programmes, et notamment le F-35, ont et auront du retard et qu’il faudra bien acheter des F-15 et des F-16 supplémentaires, — et elle s’y prépare éventuellement. Au fond, sans se préparer, elle se prépare quand même. Il faut suivre.

• En complément de ce qui précède, on notera un article de The Atlanta Journal & Constitution, en date du 20 février, qui présente la possibilité de l’abandon du F/A-22 comme très sérieuse, et cette possibilité admise au sein même du Pentagone. Le journal cite notamment l’analyste Loren Thompson, défenseur du F/A-22 et très proche du Pentagone : « Loren Thompson, defense analyst at the hawkish Lexington Institute and a Raptor advocate, said Thursday that the Air Force is looking at options such as upgrading its current fleet of F-15 and F-16 fighters. Those planes were designed in the late 1960s and early 1970s but have been updated many times with new radar, avionics and engines. “This shows that the Air Force is a lot farther down the road at considering alternatives to the Raptor than anyone had thought,” Thompson said. “They've formalized the process, and within the Air Force, they consider cancellation of the Raptor to be a significant possibility.” »

• Le second exemple est encore plus remarquable. C’est une présentation du programme JSF/F-35 faite à des représentants des PME américaines. Le compte rendu en a été publié sur dcmilitary.com, le 12 février. Dans cet article, on lit l’intervention du contre-amiral Steve Enewold, actuellement directeur-adjoint du programme JSF et nommé pour en prendre la direction.

« Enewold said that the initial design phase of the JSF project had already slipped by a year due to airframe structural issues, and that the first of the 22 test aircraft won't begin production until 2007. But he emphasized that a key element of the program was “we must get the design right, because if we make a mistake, we'll have to live with it for 50 years.” The motto of the program, he said, is “Every wicket, every day,” meaning that the JSF program must get every step right before proceeding to the next step; there can't be anything that “will be fixed later.” »

Les explications d’Enewold sont lumineuses. Implicitement, lorsqu’on observe la réalité et qu’on place ces déclarations dans ce cadre, celles-ci nous disent tout, — du processus bureaucratique général, de la prison qu’est devenue (particulièrement aux USA) la technologie avancée, de l’incapacité où sont les USA désormais de mener à bien un programme d’avion de combat, — enfin, bien entendu, du destin du JSF, qui sera, sans le moindre doute, le chaos et la catastrophe du siècle en matière de production aéronautique.

Ainsi, nous dit Enewold, on veille à tout. Tout est répertorié, contrôlé, surveillé. Le moindre défaut, jusqu’au plus mineur, est expertisé jusqu’à ce qu’il rende l’âme ; de même, le moindre apport, la moindre nouveauté est minutieusement menée à son terme. Si cela prend du temps et de l’argent, qu’importe !

Cela signifie que le JSF est et va être formidablement contrôlé. Chacun a et aura de plus en plus son mot à dire. Les interventions sont déjà et deviendront encore plus considérables, multiples, de plus en plus détaillées. S’il ne l’est déjà, le management du programme va devenir micromanagement, chaque service s’attachant à son domaine avec la plus extrême minutie et poursuivant son développement sans souci du reste. De temps en temps, une review est ordonnée pour apprécier l’état général du programme et l’on découvre en général : que l’intégration générale n’est pas faite, que les conséquences sur l’équilibre général du système des développements parcellaires ne sont pas contrôlées (ainsi découvre-t-on par exemple que le poids est supérieur de 20% aux prévisions, comme dans la version ADAC/V), que les délais augmentent, que les coûts augmentent et ainsi de suite. Entre-temps, de nouvelles améliorations technologiques ont été identifiées, comme pouvant être intégrées , — et cette possibilité devient aussitôt nécessité, car on ne résiste pas à une nouvelle technologie. Cela implique de nouveaux délais, de nouveaux coûts, de nouveaux problèmes d’intégration et ainsi de suite.

On se trouve devant le phénomène bureaucratique poussé jusqu’à l’absurde, avec l’absence totale d’une autorité centrale capable de surveiller et d’assurer l’intégration, de décider des étapes à assurer et des étapes à brûler, capable d’imposer sa volonté et de siffler la fin de la partie. Le F-22, qui a démarré en 1981 (ouverture du bureau ATF), devait être en service en 1994 au prix de $37 millions l’exemplaire. De cette façon, conduits par la bureaucratie et les nécessités autant du progrès que de la perfection technologique, nous nous retrouvons en 2004 alors que l’avion n’est pas encore en escadrille (peut-être ne le sera-t-il jamais) avec son prix dépassant d’ores et déjà les $250 millions l’exemplaire.