Le labyrinthe de l’information et un article de Robert Fisk

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Il y avait un sommet à Téhéran ce dernier week-end, qui réunissait du beau monde : les Pakistanais, les Afghans, les Irakiens, les Soudanais. Officiellement, il s’agissait d’un sommet “anti-terreur”. Il en avait été question, avant sa réunion, par l’intermédiaire du chroniqueur ex-diplomate indien M K Bhadrakumar, le 23 juin 2011 sur ce site.

Le sommet a eu lieu. Quelques textes en ont rendu compte, dont un du même M K Bhadrakumar, sur ATimes.com le 28 juin 2011. Le chroniqueur-diplomate estime que les Iraniens ont remporté un succès, en rapprochant les Afghans et les Pakistanais de leur propre position, qui est d’organiser une sécurité commune sur une base régionale, sans les USA et l’OTAN…

«From the Iranian perspective, a main objective was to forge common thinking with Pakistan and Afghanistan that the continuance of the US and North Atlantic Treaty Organization forces in Afghanistan adversely impacts on all three countries' national interests and on regional security and stability. This comes out clearly in the meetings Khamenei had with Zardari and Karzai.»

Un autre texte sur le sommet nous a intéressé. Il s’agit du reportage de Robert Fisk, de The Independent, le 27 juin 2011. Dans notre F&C du 30 juin 2011, nous en parlons, mais selon une perspective spécifique qui ne nous concerne pas directement ici, néanmoins avec quelques observations qui concernent au contraire la perspective considérée ici. Voici ce passage :

«Le leitmotiv de l’article se trouve dans ces extraits qu’on égrène, ci-après, sans nécessité de queue ni de tête, qui témoigne du sentiment général que Fisk a rencontré chez ces dirigeants iraniens, pakistanais, afghans, irakiens, etc.… “…when the US and its Nato partners stage their final retreat from Afghanistan. […] …when the West ends its adventure in the graveyard of Empire. […]… after the Nato military force goes out of Afghanistan. […] This is a long diplomatic way of saying ‘Phew! – the Americans are going at last and we're all on our own.’ […] Ayatollah Sayed Ali Khamenei thought the Americans would be gone ‘within three years’…”»

Plus loin, dans le même texte, alors que nous faisons quelques observations sur le sentiment qui se répand de l’effacement, pour ne pas dire plus, des USA, notamment dans cette région, nous ajoutons ceci : «…Mais faisons une pause pour une première conclusion […] Il s’agit du constat de l’extraordinaire conviction qui semble se répandre comme une traînée de poudre, qui touche même des dirigeants politiques (voir le reportage de Fisk sur le sentiment des dirigeants des pays au sommet de Téhéran), que la décision d’Obama sur l’Afghanistan acte une défaite terrible, qui marque la fin du “commencement de la fin”, avec l’accélération de l’effondrement…»

Il faut bien noter que ce que nous relevons à propos du texte de Fisk, dans ces lignes, n’est pas le principal propos de ce texte. D’une façon très différente, Fisk semble noter toutes ces choses, ces appréciation des dirigeants et officiels du sommet, comme “en passant”, parce que son propos porte sur son évaluation morale des pays impliqués. Son témoignage est donc d’autant plus intéressant qu’il est involontaire, alors qu’on peut être sûr qu’un journaliste de sa notoriété, dont la position anti-US et anti-impérialiste est très connue dans la région, a certainement recueilli nombre de confidences des dirigeants présents.

Il faut également noter que cet aspect que nous relevons du texte de Fisk ne nous a pas frappé à la première lecture. Ce n’est qu’en relisant et relisant ce texte que la chose nous est apparue, avec l’observation qu’elle était enfouie dans la signification de l’article en tant que tel, l’auteur ne l’ayant guère réalisée lui-même parce qu’il était intéressé par un autre aspect. Fisk voulait montrer que les dirigeants des pays concernés, réunis à Téhéran, voulaient reprendre leur destin commun en mains, et qu’ils pensaient le faire en profitant de l’effacement US ; et Fisk de se lamenter in petto de voir les USA remplacés par des semi-dictateurs et des trois quarts corrompus ; mais pour émettre cette constatation qui lui venait certainement du fond du cœur, et à laquelle il tenait, il devait mentionner leur avis unanime que les USA s’effaçaient et ne compteraient plus guère… Mais, en vérité, c’est bien là l’élément sensationnel de ce sommet, cette perception commune d’un événement d’une telle importance, par des dirigeants de pays d’une telle importance. Il s’agit moins de ce qu’on nomme de manière un peu artificielle un “décodage” (découvrir dans un texte une information cachée, que l’auteur a voulue comme telle pour des raisons qui le regardent, et que l’on découvre par certaines habitudes de lecture, connaissance de l’auteur, etc.), – que d’une mise à jour de l’information la plus importante du texte, disséminée dans le texte sans intention de l’auteur et qui finit par apparaître d’elle-même, par sa propre importance.

Ainsi est tracé, nous semble-t-il, le destin de ce qui est une information importante, au gré des humeurs, des prises de conscience ou non, des uns et des autres (y compris de nous en tant que lecteurs). Il y a là un caractère extrême de l’insaisissabilité des “informations importantes” aujourd’hui, essentiellement pour deux causes :

• Les caractères extrêmement touffus, sinon confus, des canaux de communication, avec la difficulté d’identifier les “bonnes” informations, ou les informations justes qui permettent de servir à l'établissement de la vérité (en réalité, les informations n’ayant pas une estampille officielle en tant que telles, même si elles ne sont pas volontairement dissimulées). La presse “officielle”, ou presse-Pravda, ou presse-Système, comprenant notamment les grands quotidiens “de référence”, les grandes chaînes TV, etc. sont complètement discrédités à cet égard même si leur puissance reste grande et si l’on continue à affirmer leur influence. Ce déclin suit le déclin de l’information “officielle”, dont on a dit souvent qu’elle a sacrifié la puissance de sa présentation “objective” à la soi-disant efficacité de la manipulation et du mensonge délibéré affirmés par les officiels eux-mêmes. (Donald Rumsfeld, dès l’automne 2001, à propos de l’Afghanistan, comme nous le notions en revenant sur le fait le 13 mars 2003.) Il s’agit donc d’évaluer la substance des informations en tenant compte de ces diverses références qui sont en même temps des variables incertaines. Il faut tenir compte de la presse-Système et des déclarations officielles, mais en ayant à l’esprit que l’une et l’autre ont une fonction nettement négative : en général, ce qu’elles veulent dire est alignée sur les consignes du Système, et donc sans rapport, sinon accidentel, avec la vérité ; cette “référence” négative reste tout de même une référence, en permettant de situer la valeur de telle ou telle “information” par déduction méthodologique antagoniste, avant d’envisager un jugement sur leur crédit intrinsèque. Le reste de la recherche de la validité de l'“information” constitue un processus complexe, où l'“arsenal” personnel entre largement en ligne de compte (intuition haute, expérience, prise en compte des facteurs d'influence déterminés par l'expérience).

• Le rôle fondamental joué de plus en plus par la psychologie et sa perception, – comme c’est d’ailleurs le cas dans cette information à propos de laquelle nous débattons. Est-il important que la “perception” fasse croire à un retrait/un effondrement US, ou importe-t-il plus d’attendre d’acter le constat de ce retrait/cet effondrement, lorsqu’il sera effectif ? (“Si cet effondrement se produit”, précisent les prudents esprits rationnels, dont on peut souvent juger qu’ils ne détestent pas l’influence américaniste.) Faut-il se préoccuper de la disparition inéluctable du malade dès que le maladie est en phase finale d’agonie, si l’on perçoit cette phase finale, par diagnostic intuitif appuyé sur nombre de facteurs généraux, dont nombre d’observations intuitives, ou vaut-il mieux attendre le faire-part et l’enterrement  ? La presse-Système, elle, choisit le faire-part et l’enterrement, non sans avoir “vérifié ses sources” et réaffirmé la nécessité de l’“objectivité”, conformément aux consignes du Système – c’est-à-dire qu’elle ne nous dit plus rien de la vérité qui nous importe, s’en tenant à l’une ou l’autre réalité d’apparat, ou apparence de réalité, si possible la plus proche du communiqué officiel. Bien entendu, dans cette approche complètement stérile de l’information, le facteur psychologique est complètement occulté, ignoré, discrédité, etc., dans la mesure où il constitue per se une attaque directe contre la construction d’une “réalité” conforme à l’attitude officielle. Cette attitude de la presse-Système est précieuse dans ce sens où elle nous indique avec une quasi-perfection un comportement absolument subversif, et, par conséquent, une indication a contrario pour déterminer la voie de la recherche de la vérité de l’information, qui doit nécessairement tenir compte du facteur psychologique.

Ces divers éléments confirment pour nous les conditions nouvelles de l’information, apparues ces dix dernières années dans une époque aux caractères très changeants et extrêmes, avec un système de la communication d’une puissance considérable mais d’une ambiguïté à mesure. L’abondance et l’instabilité des “références” impliquent qu’il n’existe plus de référence au sens strict du mot et de la fonction que ce mot recouvre. Les multiples “réalités” manipulées, fabriquées et trafiquées affaiblissent dramatiquement le concept de “réalité” et rendent nécessaire la recherche d’un concept plus haut, le concept de vérité, où l’intuition haute doit jouer un rôle considérable dans sa détermination. Dans la même logique, les facteurs constitutifs de cette vérité s’élargissent et se haussent, en faisant intervenir bien d’autres éléments que les seuls “faits”, soumis aux mêmes soupçons que les “réalités”. Les facteurs de la psychologie et de la conviction y acquièrent une place considérable.

Dans le cas qui nous occupe, nous sommes confrontés à un cas classique d’opposition entre la “réalité” (les USA ne se sont pas [encore] effondrés stricto sensu) et une vérité incontestable (la perception de nombre de personnages importants, dans des situations de décision, que tout se passe comme si les USA s’effondraient). Nous estimons qu’on doit apprécier cela comme une information d’une importance considérable, même si elle ne figure pas dans la plupart des canaux habituels d’information, – au moins parce que cette information indique qu’un certain nombre de ces dirigeants vont prendre des décisions et suivre des politiques influencées par leur perception de la situation des USA. Cette sorte de démarche est renforcée par la situation d’extrême subjectivité et d’extrême instabilité qui accompagne les évaluations d’autres “faits” connexes capables d’influer sur la question débattue, comme, par exemple, la réelle capacité de la puissance militaire US qui est aujourd’hui une “référence” absolument incertaine et variable, – entre le jugement quantitatif grossièrement extatique des pro-américanistes pathologiques, et le jugements qualitatif catastrophique sur l’état de cette puissance.


Mis en ligne le 1er juillet 2011 à 11H10