Le déclin US et l’Allemagne

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Le déclin US et l’Allemagne

Il semble désormais que la crise du MH17 se soit assez développée, et développée dans la complication et les contradictions, entre les affirmations des uns et des autres, avec la faiblesse du dossier US qui empêche une utilisation maximaliste de cette affaire, pour qu’on en puisse exclure désormais une exploitation extrêmement rapide et décisive jusqu’à faire basculer toute la crise ukrainienne dans ses dimensions les plus vastes. Si l’on veut, ce que nous nommions “le soufflé hystérique” (voir le 23 juillet 2014) a commencé à retomber, privant les bellicistes de l’exploitation maximaliste de la chose. Du coup, on retrouve les éléments plus profonds et substantiels qui caractérisent la crise ukrainienne, avec principalement ses effets sur la situation interne au bloc BAO, sur les tensions qui s’y font sentir, particulièrement les relations entre l’Allemagne et les USA, avec peut-être des échéances fondamentales pour ces relations entre l’Allemagne et les USA.

Pépé Escobar, dans son dernier article de sa chronique “l’œil itinérant”, repris en français par le “Saker-français” (le 24 juillet 2014), aborde divers éléments d’une idée générale qu’on pourrait résumer selon l’observation que les USA sont en déclin (nous dirions, nous, “accéléré”) et qu’ils refusent cette idée en activant la politique d'une puissance en pleine expansion hégémonique. Du fait de la faiblesse des moyens, de l'affaiblissement de leur influence, cette politique provoque des remous extrêmement dangereux, d'autant qu'elle se heurte à des résistances de plus en plus efficaces. (La phase récente sur la réaffirmation de l’exceptionnalisme US, – voir le 2 octobre 2013, – est un signe indubitable de ce refus du déclin.)

C’est une idée principale que nous soutenons depuis longtemps, – faite de deux idées complémentaires, à la fois celle du déclin US et celle du refus des USA d’accepter ce déclin avec les effets déstabilisants qui en résultent. Par exemple, lorsque nous écrivions, le 9 août 2014 : «De même et par un autre biais qui concerne les USA eux-mêmes, nous ne voyons pas que les USA, – en tant que système de l’américanisme, ou encore l’establishment washingtonien, – puissent seulement accepter quelque chose qui ressemble à un déclin, à ne plus être ce qu’on présente comme la “nation exceptionnelle” et la “nation indispensable”. Bien entendu, cela ne suffit pas, ni pour ne pas décliner, ni pour rester “exceptionnel” et “indispensable”. Cela ouvre plutôt la porte à des impasses, des dilemmes, des troubles renouvelés, à des perspectives beaucoup plus radicales.

»Au contraire d’une politique de plus en plus apaisée, retenue et en recul, comme on aurait pu croire que l’orientation pouvait en être prise au début de l’administration Obama, nous sommes conduits à observer de la part du système de l’américanisme une politique de plus en plus tendue, de plus en plus impulsive et de plus en plus chaotiquement agressive, souvent sans les moyens pour soutenir cette agressivité. En effet, une telle évolution aurait lieu alors que la puissance US est effectivement en cours d’effondrement...»

Dans son article qu’il consacre à la crise MH17/Ukraine, dans un contexte où il fait de l’Ukraine «le champ de bataille où tout va se jouer» et où il affirme les effets catastrophiques de l’action de ce qu’il nomme “l’Empire du Chaos” (on aura identifié le lascar), Escobar consacre un passage où il compare des déclarations de Brzezinski, dans l’une de ces deux facettes qui concerne l’affirmation de l’expansionnisme type-Grand Échiquier, à celles de Immanuel Wallerstein, sociologue, historien des sciences sociales et des systèmes mondiaux. C’est là qu’il est question effectivement du déclin US et du refus pathétique et catastrophique des USA de ce déclin.

«Comparons maintenant le craintif Dr Zbig avec Immanuel Wallerstein, qui m’a énormément influencé en 2007 dans la rédaction de mon guide de voyage géopolitique tordu qu’est Globalistan. [...] Wallerstein soutient que si l’Empire du Chaos est devenu si dangereux, c’est parce qu’il n’accepte tout simplement pas sa décadence géopolitique. La restauration de son hégémonie mondiale est devenue son obsession suprême. Toute la “politique” formant le contexte préalable à la tragédie du vol MH17 montre que l’Ukraine est, en définitive, le champ de bataille où tout va se jouer.

»En Europe, tout dépend de l’Allemagne, surtout après le scandale de la National Security Agency (NSA) et ses ramifications. Le débat qui fait rage à Berlin, c’est de trouver une façon de se positionner géopolitiquement en laissant de côté les États-Unis. La solution, préconisée par un large segment des grandes entreprises allemandes, c’est d’établir un partenariat stratégique avec la Russie.»

Escobar fait référence, pour rapporter la position de Wallerstein, à un très récent article de ce dernier traduit en espagnol. La version originale se trouve sur le site même de Wallerstein (IWallerstein.com), sous la forme du “Commentaire n°381” du 15 juillet 2014. Effectivement, ce texte est consacré aux relations entre l’Allemagne et les USA, que Wallerstein situe à un degré sans précédent de proximité d’une rupture à la fois irrémédiable et fondamentale. (Nous ne pensons évidemment pas que la “crise MH17”, survenue depuis, ait changé quelque chose de fondamental, justement, à la signification de ce texte.)

«The basic problem is that the United States is, and has been for some time, in geopolitical decline. It doesn’t like this. It doesn’t really accept this. It surely doesn’t know how to handle it, that is, minimize the losses to the United States. So it keeps trying to restore what is unrestorable – U.S. “leadership” (read: hegemony) in the world-system. This makes the United States a very dangerous actor. No small number of political agents in the United States are calling for some sort of decisive “action” – whatever that could possibly mean. And U.S. elections may depend in large part on how U.S. political actors play this game.

»That is what Europeans in general, and now Chancellor Angela Merkel of Germany in particular, are realizing. The United States has become a very unreliable “partner.” So even those in Germany and elsewhere in Europe who are nostalgic for the warm embrace of the “free world” are reluctantly joining the less nostalgic others in deciding how they can survive geopolitically without the United States. And this is pushing them into the logical alternative, a European tent that includes Russia.

»As the Germans, and the Europeans in general, move inexorably in this direction, they have their hesitations. If they can no longer trust the United States, could they really trust Russia? And, more importantly, could they make a deal with the Russians that the Russians would find it worthwhile and necessary to observe? You can bet that this is what is being discussed in the inner circles of the German government today, and not how to repair the irreparable breach of trust with the United States.»

Un autre texte intéressant concernant ce problème, c’est l’édition du 25 juillet du Weekly Comment de l’institut Conflict Forum, dirigé par Alastair Crooke. Dans ce texte également, il est fait allusion et citation au même texte de Wellerstein, dans toutes ses composants. Le Weekly Comment développe une analyse des positions autour de la crise ukrainienne, toujours dans le même sens de l’évolution de l’Allemagne par rapport aux USA, mais aussi par rapport à la Russie, avec une appréciation spécifique de la position russe et de sa capacité à impliquer que la Russie constitue effectivement une alternative de partenariat stratégique central avec l’Allemagne, à la place du partenariat stratégique central avec les USA qui est aujourd’hui le caractère fondamental de la stratégie allemande. Mais nous prêtons également attention au début du Weekly Comment, qui s’attache plutôt à la querelle entre l’Allemagne et les USA concernant l’espionnage et la surveillance (connexion CIA/NSA), tout cela en citant un texte du professeur Hendrickson du National Interest du 15 juillet 2014. Cet aspect, la connexion CIA/NSA est présenté comme le coup de grâce (the last staw) porté aux relations entre USA et Allemagne...

«The ‘last straw’ of course refers to Germany’s inability to shake itself free of America’s Deep State: in this case its security Deep State. (Susan Rice peremptorily told German officials that America would not even extend any “no-spying” guarantee - beyond that of Merkel herself.) As Professor Hendrickson has noted “[the spying saga] showed [to Germans] that the U.S. national security apparatus is no less voracious than the Stasi in seeking to penetrate the deeper recesses of the human soul. It wants it all; worse, it thinks that ‘wanting it all’ is perfectly normal”.

»The spying episode however is merely the tip of a much bigger iceberg (for Germans). The iceberg itself is that the post-war dispensation of America’s insertion into Europe via NATO - effectively took (and still takes) - security issues off the table for the European Union. EU security policy, in effect, is NATO policy: which is to say US policy.

»It might seem that for the EU there is simply no alternative: the EU could never – with its 28 Member States, and its East European neo-liberal implant – come up with an alternative security structure, absent the United States. But an alternative is there, (although it is not one to be said aloud in front of the children): “If it had no other alternative, Germany could close its eyes, tap its slippers three times, and reconstitute the old European Concert [of powers] in short order, with nary an American soldier or airman in sight”, Hendrickson argues. Its central axis of Europe would be less that of France and Germany, but more Russia and Germany (especially given the UK’s present schizophrenia about its future political orientation, and France’s political debilitation)...»

Le constat est donc que tout ce courant d’analyse, à partir de commentateurs d’excellent calibre mais de milieux différents témoignant de la puissance dudit courant, tourne autour, d’une part de la question du déclin de la puissance américaniste, d’autre part de la question des relations entre l’Allemagne et les USA en fonction de ce déclin, et tout cela dans le cadre de deux crises, – essentiellement la crise ukrainienne, accessoirement mais d’une façon complémentaire très forte, la crise de la NSA/CIA par rapport à la situation allemande. Tout cela constitue une dynamique d’une très grande importance pour l’évolution de la situation générale du bloc BAO, selon le fait évident de l’importance décisive des relations entre les USA et l’Allemagne pur l'aspect intérieur de cette situation du bloc BAO et selon le fait que l’alternative pour l’Allemagne est un pont stratégique jeté vers la Russie pour remplacer sa connexion américaniste. On comprend évidemment que cet ensemble dynamique est directement connecté aux nombreux ondes de choc que la crise ukrainienne fait naître et répercute, confirmant le caractère absolument central, sinon décisif, de cette crise pour le destin du Système (voir «La crise haute ultime ?», le 24 mars 2014). Notre commentaire va porter sur deux aspects spécifiques du comportement américaniste dans la crise des relations USA-Allemagne (avec notamment la connexion CIA/NSA), et accessoirement dans la crise ukrainienne, dont les effets rendent un caractère peut-être irrémédiable pour l'ensemble dynamique cité, dans la mesure où ils impliquent la Russie comme acteur actif du reste. Cela signifie, pour l’Allemagne, l’opportunité également active de l’offre d’un substitut stratégique à l’alliance stratégique Allemagne-USA, ou l’emprisonnement stratégique de l’Allemagne par les USA.

• Il est aisément compréhensible que le facteur principal dans ces diverses réflexions et constatations concerne l’attitude précise du refus du déclin, bien plus que le déclin lui-même. C’est ce refus qui conduit à toutes les tensions, déstabilisations, aventures catastrophiques, désordres, etc. Or, il apparaît manifeste, et nous proposons une hypothèse dans ce sens, que ce qui est de plus en plus souvent désigné “Deep State” selon l’expression popularisée par Peter Dale Scott, est le principal moteur de ce refus. C’est ce qui nous est dit lorsque nous est restituée l’intervention de Susan Rice auprès des Allemands, à ce moment porte-parole du Deep State et rien d’autre : «Susan Rice peremptorily told German officials that America would not even extend any “no-spying” guarantee – beyond that of Merkel herself.» Notre hypothèse s’élargit pour inclure évidemment dans ce Deep State les capacités de communication qui permettent de machiner des interférences, des subversions, des déstabilisations extérieures, dont il est supposé qu’elles seront favorables à l’hégémonie des USA et qu'elles agiront comme un remède décisif contre le déclin. (Donc, interférence majeure, voire décisive sinon exclusive au début, du Deep State dans la crise ukrainienne également.)

• Mais qu’est-ce que c’est que ce Deep State, sinon le Système lui-même, sous la forme ici de la communauté de sécurité nationale qui reste alors que passent les présidents, sans véritable souci des frontières puisque le GCHQ britannique est bien aussi efficace que la NSA comme l’on sait, et bien aussi outil zélé du Deep State. Tous les caractères et outils de l’action de déstructuration et de dissolution sont là, – les systèmes du technologisme et de la communication. La politique imposée par le Deep State est bien celle du Système, excluant la diplomatie, les nuances, les adaptations qui permettent de sauvegarder certains intérêts nationaux dans des périodes de retrait ou de revers, et même d’accepter un déclin en l’aménageant pour qu’il fasse le moins de dégâts possible. (Il est évident que l’affirmation de Susan Rice, rappelée plus haut, ne fait que relayer une affirmation technologique de la NSA qui n’est rien d’autre qu’une consigne péremptoire, qui est acceptée par le pouvoir politique aux dépens des intérêts spécifiques des USA, s’il est avéré, comme cela pourrait l’être, que ce comportement pourrait coûter aux USA l’alliance de l’Allemagne.) Dans le cas de cette hypothèse, on comprend que le Deep State, alias le Système, fonctionne d’une façon mécanique, pour imposer le maximum de sa puissance, selon une dynamique de surpuissance dont on comprendra aisément qu’elle recèle, pour nous, son caractère d’autodestruction.

• Le rapport aux directions politiques, aux sapiens divers qui jouent un rôle, notamment d’influence dans la transmission des consignes et l’opérationnalisation des concepts, s’effectue par le biais de l’influence transformatrice exercée par le Système sur certaines psychologie, poussant à l’exacerbation de l’hybris, à des humeurs maniaques de forme hystériques qu’on reconnaît aujourd’hui d’une façon éclatante et remarquable chez un certain nombre d’individualités et groupements. (Outre les Nuland/Power/Harf, etc., du département d’Etatt, les éditorialistes du Washington Post [voir The National Interest du National Interest du 15 juillet 2014], Gideon Rachman dans le Financial Times du 21 juillet 2014, le bouffon-BHL dans le New York Times du 22 juillet 2014 après avoir pris sa dose de cocaïne selon une pratique révélée par inadvertance par sa charmante femme Arielle Dombasle, etc.) Ces psychologies jouent un rôle-moteur et entraînent les autres, tout cela dans un agencement parfaitement coordonné par les réflexes pavloviens dont l’effet n’est finalement même pas de refuser le déclin (des USA en l’occurrence, mais du Système en vérité), mais bien de ne pas concevoir le déclin comme possible ; parce qu’effectivement, le Système ne conçoit pas la notion de déclin, qu’il ne connaît que le moteur de sa puissance toujours en expansion (ce pourquoi il s’agit de “surpuissance”, puissance toujours haussée à un degré supérieur, toujours entraînant vers plus de puissance). Une telle machinerie ne peut envisager quelque chose qui est hors de sa nature et de sa conception, – l’arrangement, le compromis, l’abandon de certains acquis de sa puissance pour en garder d’autres, etc. Dans cet univers du tout ou rien, la formule du déclin n’existe pas, et l’issue pour le Système, ou Deep State pour les outils de sécurité nationale des USA qui ne sont qu’une partie du Système, n’est que sa victoire totale qui se confond avec sa propre entropisation, c’est-à-dire son effondrement par autodestruction (voir notre Glossaire.dde du 12 janvier 2014 sur «L’effondrement du Système»).

Dans ce cadre général, il est évident que l’alliance entre l’Allemagne et les USA est promise, quels que soient les liens stratégiques existants, à des bouleversements colossaux, si effectivement, comme nous le croyons également, l’Ukraine est «le champ de bataille où tout va se jouer», avec l’adjonction plus qu’importante du domaine de la connexion CIA/NSA.


Mis en ligne le 25 juillet 2014 à 13H09

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