La Libye, l’OTAN, la Turquie et le cas de la France

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Hier, il semble qu’il y a eu des “progrès” sur la résolution du problème de la direction et du contrôle des opérations du bloc américaniste-occidentaliste (BAO) en Libye. Deux mesures ont été proposées, promises à être entérinées  : la constitution d’un comité ad hoc regroupant les principaux pays impliqués dans cette crise, – pays membres de l’OTAN ou non membres de l’OTAN, – pour assurer la direction politique de l’opération ; l’appel aux capacités opérationnelles d’organisation de l’OTAN pour mener l’aspect militaire de l’opération. Selon la présentation qui en est faite et l’interprétation qu’on en donne, il s’agit d’une “victoire” de l’OTAN ou d’une “victoire” de deux pays que la perception, – toujours elle, – place en opposition à l’OTAN bien qu’ils en fassent partie, – la France et la Turquie.

• La perception d’une “victoire de l’OTAN” est fournie par un texte du Guardian du 22 mars 2011, sous le titre déjà explicite à cet égard de «Nato to take control in Libya after US, UK and France reach agreement». Le quotidien présente effectivement les événements sous ce jour, faisant de la chose une victoire non seulement de l’OTAN, mais des Anglo-Saxons (USA et UK), sur la France, et sur la Turquie également, disons d’une certaine manière moins appuyée que le jugement sur le cas français. Bien entendu, tout cela a été réglé, sans doute de main de maître, par Barack Obama, avec le précieux sinon décisif conseil de David Cameron, par deux coups de téléphone qu’on nous dit à la fois séparés et passés d’Amérique latine sur un téléphone cellulaire, à Sarko et à Erdogan.

«Britain, France and the US have agreed that Nato will take over the military command of the no-fly zone over Libya in a move that represents a setback for Nicolas Sarkozy, who had hoped to diminish the role of the alliance… […]

»Sarkozy moved to portray the agreement as a Franco-American success. In a statement, the Élysée Palace said: "The two presidents have come to an agreement on the way to use the command structures of Nato to support the coalition." But the agreement represents a blow for Sarkozy, who had tried to persuade Britain to set up an Anglo-French command for all military operations in Libya. That idea was strongly resisted by Britain which said Nato was best placed to run the military operations. […]

»Diplomatic sources said progress on the new structures emerged as France and Turkey started to give ground. France softened its stance after Britain and the US agreed that the international coalition would have political oversight but that Nato would have to assume military control. London and Washington were supported by newer members of Nato, such as Romania and the Czech Republic, who said they could only support the campaign if it was run by Nato.

»A phone call between Obama and the Turkish prime minister Tayyip Recep Erdogan led to what was described as a more pragmatic approach. “Turkey has become more flexible in the last day or so,” one diplomat said…»

• Par contre, AlJazeera.net nous donne, ce même 22 mars 2011, la perception exactement inverse d’une défaite du groupe anglo-saxon et de l’OTAN à prendre en main tous les aspects de l’opération, essentiellement l’aspect politique qui est la direction suprême. Là aussi, le titre est explicite : «Turkey blocks no-fly zone role for NATO, – France calls for non-NATO body to lead mission as Erdogan says Turkey will “never point a gun at the Libyan people”.» La position française est clairement définie par ce mot d’Alain Juppé : tous les membres de la coalition militaire n’étant pas des membres de l’OTAN, «par conséquent ce n’est pas une opération de l’OTAN». AlJazeera.net laisse la parole à son correspondant pour donner une appréciation de la proposition française, et donc une mesure de sa signification si elle est adoptée par l’OTAN

«Laurence Lee, Al Jazeera's correspondent in Brussels, said: “You can either regard [the proposal] as another attempt by the French to outflank everybody else and stay ahead of the game, or, if you're more kind about it, an attempt by the French to display some sort of creativity and sensitivity in what is more or less unchartered territory. “The reason why [the proposal] seems perhaps to have some traction is because NATO seems to find it so impossibly difficult at the moment to come to some sort of agreement between themselves as to the way forward.”»

Ensuite, le texte de AlJazeera.net donne une appréciation détaillée de la position turque, en ne voyant en aucun cas, dans l’entente finalement actée avec Obama, le moindre signe d’un recul turc. Au-delà, on apprend que la Chine, l’Inde, la Russie, entre autres pays divers, manifestent une préoccupation grandissante devant les opérations en Libye, entre malaise et opposition clairement exprimée.

Cette différence de perception permet effectivement d’éclairer la complexité des différentes positions des principaux acteurs de la crise libyenne, du côté du bloc BAO. En effet, il ne saurait être question d’envisager que, de ce côté, entre alliés qui se targuent de partager valeurs et objectifs politiques, la concorde règne. Plus que jamais, on retrouve les vieilles lignes d’affrontement.

Le cas le plus intéressant à cet égard à celui de la France. La Turquie montre à l’encontre de la France une très forte animosité. (Du même article du Guardian : «…Turkey, the third largest member of Nato, and which has a predominantly Muslim population, had highlighted tensions within the alliance when it launched a strong attack on France. Sarkozy had tried to reach out to the Muslim world by playing down Nato's role in Libya. Egemen Bagis, Turkey's Europe minister, accused the French president of exploiting Libya for his own electoral needs. Sarkozy has been the biggest opponent of Ankara's ambitions to join the European Union. “A European leader began his election campaign by organising a meeting that led to a process of air strikes against Libya. He acted before a Nato decision, and his act was based on his subjective evaluation of a UN resolution,” said Bagis.») Une source à l’OTAN précise que cette animosité de la Turquie contre la France repose sur divers faits qui sont, en général, des faits-divers plutôt de l’ordre du détail, comme celui-ci de n’avoir pas été invité par les Français à la conférence de Paris sur la Libye, le 19 mars dernier. «La cause principale de cette animosité, c’est le tropisme anti-turc de Sarkozy, nous explique une source à l’OTAN. C’est d’autant plus paradoxal que la France et la Turquie ont, sur la question des rapports de l’OTAN avec la Libye et la crise en cours, qui est la question centrale aujourd’hui, quasiment la même position.»

Cette remarque résume le problème de la France, qui est un problème également paradoxal. D’une part, il y a une politique naturelle de la France, qui fait partie de sa nature ou de son essence. Cette politique a été réactivée par de Gaulle d’une façon glorieuse, mais elle existait même au temps assez misérable de l’expédition de Suez. C’est une politique naturelle d’indépendance et de souveraineté qui survit même dans les périodes de basses eaux, dans les réflexes politiques français, notamment diplomatiques, notamment dans les cas d’urgence, et qui s’appuie d’ailleurs sur des raisons explicitées selon la pratique et le goût bien français de la logique. Pour la France, l’évidence des situations objectives ne peut le céder en aucun cas aux contraintes internes et de bienséance des alliances, y compris des alliances où une puissance domine les autres ; la plupart des autres pays de l’OTAN, songeant aux USA, raisonnent exactement à l’inverse. Dans le cas libyen, la France juge que l’OTAN ne doit pas trop apparaître pour ne pas heurter le monde arabe. «C’est notamment à cause de l’Afghanistan, bien entendu, mais c’est un argument qu’on ne comprend pas à l’OTAN», dit encore notre source, – cela dit parce qu’à l’OTAN, le monde arabo-musulman n’existe pas comme il existe pour la France indépendante, parce qu’à l’OTAN seuls existent les problématiques de l’alliance et des rapports de chacun avec les USA.

Maintenant, il y a le cas Sarko. Ce personnage d’une exécrable médiocrité et d’une humeur fort instable, proclame à qui veut l’entendre sa foi proaméricaniste et néolibérale. Assez étrangement, ou peut-être parce qu’il ne s’est pas débarrassé complètement de ses atavismes français, il ne sait absolument pas s’y prendre pour transformer cela en politique. Il n’a pas assimilé la subtilité de la servilité britannique, qui est une sorte de “servilité du clair-obscur” (ou comment se mettre en lumière tout en restant dans l’ombre des USA, – Rembrandt lui-même en resterait sans voix et sans pinceau). Sarko ne peut résister, même pour appliquer une politique proaméricaniste, à l’attrait de la gloriole et de la bruyante proclamation, en roulant des mécaniques (avec les dividendes électoralistes qu’il espère recueillir at home) ; ainsi, au lieu d’être dans l’ombre des USA, il fait de l’ombre aux USA, – même s’il applique une politique qui devrait plaire aux USA… Le comble est que les autres serviteurs des USA, les autres pays de l’alliance, prennent eux aussi ombrage du show-Sarko et le considèrent comme le fait d'un dilettante, d'un trublion, d'un empêcheur de servir servile en rond, – bref, comme un Français !

Dans l’affaire libyenne, Sarko a été perçu comme ce trublion qui entendait imposer sa propre politique, – même si c’est la même que celle des USA éventuellement, qu’importe, – donc qui avait des visées expansionnistes et hégémoniques sur les autres pays européens. Ainsi les autres pays européens tendent-ils à se replier sur l’OTAN, non pas d’abord par servilité vis-à-vis des USA, mais d’abord pour se “protéger” des Français. Au conseil de l’UE, le ministre des affaires étrangères du Luxembourg a dit que son pays ne pouvait envisager une participation à la coalition que par le biais de l’OTAN. Norvège et Italie, qui participent à la coalition, font de la participation de l’OTAN une condition sine qua non (l’Italie allant jusqu’à menacer de retirer la disposition de ses bases pour la coalition si l’OTAN n’est pas dans le jeu). Il y a d’ailleurs une logique compréhensible de serviteur, qu’un général belge de tendance atlantiste, parlant de ce fantasme qu’éprouvent les autres pays européens qui font du réflexe naturel d’indépendance de la France une tendance hégémonique de la France, – disons par contraste cruel, – nous expliquait (il y a plus de vingt ans, cela) de cette façon : «J’aime mieux que mon protecteur se trouve à 7.000 kilomètres de distance que sur ma frontière.»

Ainsi, rodomontades, éructations, sautes d’humeur d’un Sarko appelant à une mobilisation qu’il juge lui-même dans la ligne proaméricaniste, sont-elles vues, en Europe, et même aux USA, comme une affirmation exaspérante de plus de la singularité et, au-delà, de l’indépendance française par rapport aux normes de servilité en cours à l’OTAN. D’où il ressort étrangement de cette affaire que la France, avec le Président le plus médiocre et le plus proaméricaniste de son histoire, est en train de livrer une nouvelle version de la longue saga de la France indépendante, anti-OTAN et, finalement, tout au fond, après avoir gratté le vernis sarkozyste un peut trop “bling-bling”, – aussi antiaméricaniste que toujours… Un jour, donc, Sarko sera bien obligé d’aimer la Turquie pour ne pas se sentir trop seul.


Mis en ligne le 23 mars 2011 à 16H18