L’Iran, le BRICS et notre “crise des sanctions” comme un château de cartes

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L’Iran, le BRICS et notre “crise des sanctions” comme un château de cartes

Depuis le 1er juillet, les sanctions contre l’Iran sont d’application complète (USA d’abord, depuis janvier, avec diverses dérogations, l’UE depuis le 1er juillet effectivement, là aussi avec certaines dérogations). La question des sanctions contre l’Iran est d’une telle complication, portant sur une matière de l’importance du pétrole, selon un enchevêtrement de politiques de type narrative et de conflits politiques internes, impliquant des acteurs d’une telle importance, tout cela apparaissant désormais en plein jour, qu’elle se confirme réellement comme une une crise en soi. Pour nous, ce n’est qu’une confirmation de ce que nous nommions, les 23 mars 2012 et 26 mars 2012, “notre ‘crise-Frankenstein’”.

Plusieurs éléments sont venus s’ajouter, qui déplacent effectivement les dimensions de la crise iranienne étendue à la “crise-Frankenstein”, pour en faire encore plus une crise globale, au sens géographique, au sens systémique, au sens conceptuel fondamental, – processus entérinant évidemment la transmutation de l’ensemble en crise haute, où le Système perdra son âme, – à deux conditions, certes : s’il a une âme et s’il parvient à ne pas s’effondrer et disparaître avant l’heure de la perdre, la perdant finalement par anticipation. Les éléments inédits qui nous intéressent sont essentiellement signalés par Flynt Leverett et Hillary Mann Leverett, un couple (au sens propre et au sens figuré) d’experts US de la meilleure qualité du monde pour les questions autour de la crise iranienne. Les Leverett communiquent leurs analyses sur leur site Race For Iran.

• Le 27 juin 2012, les Everett écrivent un texte sur la position de la Chine par rapport aux nombreuses exemptions de sanctions accordées par l’administration Obama depuis le début de l’année. A ce moment (le 27 juin), la Chine n’en a pas encore été bénéficiaire. In extremis (le 28 juin), elle l’est, et le journal Indian Express rapporte, le 30 juin 2012 des commentaires chinois faisant de la décision US “une victoire” pour la Chine et une “démonstration de sa puissance”. (Voir aussi le commentaire de M K Bhadrakumar, le 29 juin 2012.) L’argument du département d’État pour cette décision, selon lequel la Chine a réduit ses importations de pétrole d’Iran, est techniquement et temporairement juste (au début de l’année, à cause d’un problème d’accord sur les prix), mais faux en réalité puisque les importations ont recommencé à grimper dès mars et continueront à grimper. L’argumentation des Leverett reste bonne malgré la décision du 28 juin parce qu’elle est fondée d’abord sur la situation intérieure à Washington, sur la difficile entente à établir entre l’administration qui veut éviter un affrontement avec la Chine et de nombreuses forces (le Congrès, les républicains et le “candidat officiel” Romney, le lobby AIPAC, les idéologues de droite, etc.) qui veulent absolument “punir” la Chine. Le conflit ressurgira, selon l’agenda politique qui va devenir extrêmement pressant, dès qu’il sera établi comme une évidence que la Chine n’a pas réduit ses importations de pétrole iranien, et il deviendra alors très possible, sinon probable, que le Congrès, qui a les pouvoirs qu’il faut pour cela, décidera unilatéralement des sanctions contre la Chine. On se trouverait alors dans le cas qu’explicitent les Leverett dans leur article, appuyé sur la démonstration que les sanctions sont illégales du point de vue de la règlementation internationale de l’Organisation Mondiale du Commerce.

«America’s policy on Iran-related secondary sanctions is on a collision course with itself as well as China. Secondary sanctions violate the United States’ obligations under the World Trade Organization and are, thus, illegal. (While a WTO signatory may decide, on national security grounds, to restrict its trade with another country, there is no legal basis for one state to impose sanctions against another over business that the second state conducts with a third country.) If Washington actually imposed secondary sanctions on another state for, say, buying Iranian oil and the sanctioned country took the United States to the WTO’s Dispute Resolution Mechanism, the United States would almost certainly lose the case.

»Given this reality, the whole edifice of Iran-related secondary sanctions is in reality a house of cards. It rests on an assumption that no state will ever really challenge the legitimacy of America’s Iran-related extraterritorial sanctions—and this means that the United States cannot ever really impose them. Instead, successive U.S. administrations have used the threat of such sanctions to elicit modifications of other countries’ commercial relations with the Islamic Republic; when these administrations finally reach the limit of their capacity to leverage other countries’ decision-making regarding Iran, the United States backs off.»

• Le 4 juillet 2012, les Leverett poursuivent leur réflexion, passant de la Chine au cadre plus élargie du BRICS (dont la Chine fait partie, certes). Ils citent abondamment un article publié dans le Financial Times (le 27 juin 2012), qu’ils jugent significatif, de deux experts indiens de haut niveau, Akshay Mathur et Neelam Deo (le premier, ancien ambassadeur). Mathur-Deo résument le problème du BRICS devant la “crise des sanctions”, avec le titre «Brics “hostage” to west over Iran sanctions, need financial institutions». L’article expose combien “la crise des sanctions” fait prendre conscience aux pays du BRICS, de leur dépendance des réseaux commerciaux et financiers d’un bloc BAO devenu absolument incontrôlable, notamment avec la Russie et le Brésil se disant qu’ils pourraient demain subir le sort de l’Iran (embargo du pétrole). Et Mathur-Deo d’exposer toutes les mesures que le BRICS est en train de mettre en place et de développer pour établir un “monde parallèle”, fonctionnant avec ses propres réseaux, ses propres monnaies (adieu, le dollar) et ainsi de suite… Entre leur introduction et leurs quelques mots de conclusion, les Leverett exposent ainsi les conséquences de ce qu’ils nomment, assez justement pour le diagnostic, “la folie de la politique iranienne de sanctions des USA”…

«One of our longstanding arguments about the folly of American policy on Iran-related sanctions is that it is incentivizing rising powers like China and the other BRICS countries (Brazil, Russia, India, and South Africa, along with China) to develop alternatives to U.S.-controlled mechanisms for conducting, financing, and settling the international exchange of goods, services, and capital. As the latest sets of U.S. and European Union sanctions against the Islamic Republic were going into effect, Neelam Deo (a former Indian diplomat who now directs Gateway House, the Indian Council on Global Relations) and Akshay Mathur (head of research and geoeconomics fellow at Gateway House) published a brilliant opinion piece in The Financial Times outlining precisely how such alternative mechanisms are likely to emerge… […] Read their article and get a glimpse at what is likely to be an important part of the future.»

… Comme nous l’avons signalé, nous avions déjà observé cette extension monstrueuse de la crise iranienne, à cause de la politique des sanctions du bloc BAO. Cette politique des sanctions, typique du Système et de sa représentation économique du capitalisme, attachés aux seules valeurs marchandes, sans aucun souci du respect des principes, de la légalité, sans aucun intérêt pour l’honneur et le sens de l’équité (la politique des sanctions porté à ce sommet d’infamie est la lâcheté même, à la fois le déshonneur et l’impuissance d’une nation ou d’un groupe de nations, lesquelles ne méritent même plus ce nom), – cette politique des sanctions devenant “crise des sanctions” était décrite par nous, le 26 mars 2012… C’est la façon dont on en était venu à cette crise spécifique, surtout, qui nous intéressait.

«• Mais que dire de “notre crise-Frankenstein” ? Créée de toutes pièces par les soins des directions politiques du bloc BAO, à partir d’une volonté de faire pression sur l’adversaire dans une crise qui n’a elle-même aucune raison d’être sérieuse et qui continue à se débattre dans cette recherche d’une raison d’être, débouchant sur la perception (rien n’est sûr, bien entendu, quand il s’agit du marché du pétrole, avec une forte spéculation permanente) de la possibilité de l’extension d’une nouvelle menace de déstabilisation d’une économie mondiale déjà largement déstabilisée… Le “crise-Frankenstein” se transcrit donc en une “crise de déstabilisation d’une crise de déstabilisation”, à partir d’une crise complètement artificielle, et selon le travail dévastateur d’une psychologie exacerbée, en mode maniaque…

»• Toutes les explications hégémoniques, manœuvrières, etc., qui sont avancées en général par les “rationalistes” de la crise qui se veulent observateurs indépendants, ou par les adversaires de la politique du bloc BAO, pour la condamner bien entendu mais en lui donnant une certaine rationalité, se heurtent désormais régulièrement aux phénomènes de la durée (sept ans que l’on menace l’Iran d’une attaque “surprise”) et de la “tension figée” [voir le 20 janvier 2012] comme contre-arguments. Il faut désormais y ajouter, comme une nouvelle forme de contre-argument, l’extension “créatrice” et complètement irrationnelle de la fausse crise centrale vers d’autres crises, créées à cette occasion par des dynamiques incontrôlables et insaisissables, devenant elles-mêmes, aussitôt, incontrôlables et insaisissables dans leurs effets. Le cas de cette “crise-Frankenstein” des sanctions et de l’embargo est exemplaire. D’une certaine façon, ces explications “rationalistes” et hégémoniques, notamment celles qui se veulent anti-bloc BAO, contribuent à l’entretien de la crise centrale en tentant de la crédibiliser, sans qu’on distingue pour quel(s) avantage(s), selon qui soutient l’argument, et en concluant au simple besoin de rationalité pour soutenir la description qu’on en fait.»

Aujourd’hui, les éléments signalés plus haut permettent de faire progresser la perception de cette “crise des sanctions”, de mesurer l’extension nouvelle de ses effets. En temps “normal”, rien ne dit que le groupe BRICS aurait progressé comme il le fait sur la voie d’une unification des processus de contrôle de la puissance économique, qui génère naturellement une position politique à mesure. Il y a, du côté du bloc BAO, particulièrement des USA, une totale insensibilité à cet aspect des choses, la préoccupation principale étant la gestion des relations des forces politiques antagonistes à Washington, dans un cadre complètement corrompu et dont le seul but de l’action politique semblerait être d’affirmer un pouvoir prépondérant contre les autres pouvoirs. Encore cette dernière affirmation nous semblerait-elle par trop rationnelle, et, plus que jamais avec le bloc BAO, nous sommes tentés de donner une place toujours plus grande aux impulsions de l’affectivité et des psychologies malades, dans le cadre habituel de l’hubris washingtonien, et selon les psychologies affectées par la pathologie de la maniaco-dépression. Le résultat est une longue chute de catastrophe en catastrophe.

De crise insensée, irresponsable et profondément inutile qu’était la “crise des sanctions” née de la crise iranienne, on passe à une crise créatrice de son antidote, une crise-Système qui est en train de créer son antiSystème (le BRICS) dans un mouvement désormais classique d’autodestruction. Effectivement, le Système fonctionne avec un acharnement aveugle, toujours de la même façon, toujours selon la même logique. Il est très probable que, sans cette “crise des sanctions” (et diverses autres attitudes US et BOA qui ont précédé), le BRICS serait beaucoup moins loin sur la voie de sa tentative majeure d’établir ce que les Leverett qualifient de “véritable ‘Nouvel Ordre Mondial’”. Bien entendu, nous ne prendrons pas cette prédiction jusqu’à sa réalisation complète à notre compte, cela relevant d’une spéculation qui ne prend pas nécessairement en compte les répercussions sur le bloc BAO et sur le Système en général d’une telle évolution. Nous constatons simplement que le BRICS évolue de plus en plus comme un antiSystème actif, ce qui est en soi l’essentiel puisque l’essentiel est de concourir à la destruction du Système ; bien entendu, cette voie de la destruction du Système est une voie absolument catastrophique (il n’y aurait certainement pas de passage apaisé de la situation actuelle à une situation où le BRICS parviendrait à s’affirmer dans le sens décrit) ; elle provoquerait, c’est-à-dire qu’elle provoquera sans aucun doute des remous d’une telle importance que toutes les perspectives seront radicalement transformées. A partir de cette observation, rien d’assuré ne peut être dit, sinon, pour ce cas, que le BRICS aurait joué son rôle métahistorique en participant à l’accélération de l’autodestruction du Système.


Mis en ligne le 5 juillet 2012 à 12H19