L’Ennemi en-dedans nous

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L’Ennemi en-dedans nous

7 novembre 2009 — La tragédie de Fort Hood, comme il est convenu d’appeler la chose, semble réunir tous les éléments pour faire de l’événement la parfaite illustration de l’impasse où se trouve le système de l’américanisme, qui règle la marche du monde dans les soubresauts de ses erreurs, de ses échecs et de son effondrement en cours, qui nous influence et nous imprègne tous, qui suscite la révolte de plus en plus radicale de notre psychologie. L’événement et les circonstances des 13 personnes tuées et des 28 blessées par la major Hasan à la base de Fort Hood, déclenchant un flot mondial d’informations et de commentaires dans tous les sens qu’on imagine, la personnalité et la carrière de Nadil Malik Hasan, constituent un résumé saisissant de cette impasse du système de l’américanisme.

Les circonstances sont connues, ainsi que l’arrière-plan des circonstances affectant les militaires US au combat, ainsi que les conditions de ces combats. Le site WSWS.org en donnait un bon résumé le 6 novembre 2009, avec les précisions nécessaires. L’hostilité de WSWS.org à la politique belliciste du système, ainsi que la bonne documentation qu’il fournit à cet égard, permettent de disposer d’une juste appréciation du cas sans trop s’attarder aux suggestions qu’il aurait mieux valu écouter Léon Trotski.

Nous avons observé les habituelles réactions, marquées par un vent de consternation, de panique, d’appel à la mobilisation contre l’“ennemi infiltré parmi nous” et ainsi de suite.

• Barack Obama montre son calme proverbial et olympien mais aussi sa préoccupation profonde, et il lance un appel au calme. C’est du type “minimum syndical”, sans brio particulier. Cet homme brillant rate décidément toutes les occasions qui lui sont données de manifester son brio. Cela est rapporté par le Guardian du 7 novembre 2009.

«Barack Obama today joined calls from across America for calm amid fears of a backlash in the wake of the shooting spree by a Muslim soldier at the Fort Hood that left 13 dead and 28 wounded. Obama, speaking in the White House Rose Garden after being briefed by the FBI, sought to dampen tensions, as did politicians from both the Democratic and Republican parties, the military, Muslim associations and the family of the alleged shooter, Major Nadil Malik Hasan.

»“I would caution against jumping to conclusions until we get all the facts,” Obama said. The risk of a witchhunt rose today when the commander at the Fort Hood base, Lieutenant-General Robert Cone, disclosed that wounded soldiers said Hasan had shouted “Allahu Akbar” before opening fire on unarmed soldiers at the Texas base. The troops, from 12 different units across the US, had been receiving final medical checks before deployment to Iraq and Afghanistan.»

• On trouve l’élu de service, candidat en attente d’être réélu qui doit se signaler par des déclarations originales, évidemment républicain et accessoirement ancien militaire (encore plus – ancien commandant de la base de Ford Hood, ce qui lui donne toute qualification pour des jugements définitifs). Il est là pour avertir, évidemment, que l’Ennemi est parmi nous, hideusement infiltré. Peut-être le FBI confirmera-t-il, trop tard comme d'habitude. RAW Story donne quelques détails sur la chose, le 6 novembre 2009:

«One of the Republicans' most favored congressional candidates – a former commander at Fort Hood, Texas – said Friday that the “enemy” had infiltrated the US military after a Muslim Army psychiatrist allegedly massacred at least 13 at the Texas military base. According to the Hill, the comments were made by GOP candidate Allen West.

»Allen West (R-Fla.), a retired military colonel who served as a commander at the Texas base, said in a release that Maj. Nidal Malik Hasan's attack may indicate a broader effort by Islamic extremists to recruit downtrodden members of the military. “This enemy preys on downtrodden soldiers and teaches them extremism will lift them up,” West said in a statement. “Our soldiers are being brainwashed.” The release added that West claims “the horrible tragedy at Fort Hood is proof the enemy is infiltrating our military.”»

• Parmi d’autres, un article du Times de Londres (le 7 novembre 2009) détaille les circonstances diverses de l’évolution du major Hasan, vers l’opposition, voire la révulsion vis-à-vis de la politique de son pays. En même temps, le major se repliait sur les racines traditionnelles de sa personnalité, justement mises en cause par cette politique.

«Yet it also appeared likely yesterday that his fear of being deployed was probably because of a revulsion of being part of an operation in which Muslims would be killed. Hasan’s faith had intensified in recent years, first after the deaths of his parents in 1998 and 2001, and then with his mounting opposition to the wars in Iraq and Afghanistan. Colonel Terry Lee, who worked with Hasan in Fort Hood’s psychiatric unit, said that his colleague had begun making “outlandish” comments about the American presence in Iraq and Afghanistan.

»“He said, precisely, that maybe the Muslims should stand up and fight against the aggressor,” Colonel Lee said, adding that after Barack Obama was elected, Hasan expressed hope that the new President would end both wars. When that did not happen, Colonel Lee said, Hasan, who he described as a loner, “became more agitated about the conflicts”. He got into frequent arguments with soldiers because of his opposition.

»After the shooting in Little Rock, Colonel Lee added: “He seemed happy about it. He said ... maybe we should get out [of Iraq and Afghanistan]. He said maybe we should have more of these — people should strap bombs on themselves and go into Times Square.” Six months ago, the FBI was alerted to a posting on a website, Scribd.com, under the username “NadalHasan”, comparing the actions of an American soldier who threw himself on a grenade in Iraq with those of Islamist suicide bombers.

»“[The soldier] intentionally took his life for a noble cause, saving the lives of his soldiers. To say that this soldier committed suicide is inappropriate. It’s more appropriate to say he is a brave hero that sacrificed his life for a more noble cause,” Nadal Hasan wrote. “Scholars have paralleled this to suicide bombers whose intention, by sacrificing their lives, is to help save Muslims, by killing enemy soldiers. If one suicide bomber can kill 100 enemy soldiers because they were caught off guard, that would be considered a strategic victory.”»

• Il reste que la vie et la carrière de Hasan rencontre, pour ceux qui s’y intéressent, les grandes lignes de l’American Dream offert aux “miséreux de tous les pays” conviés à rejoindre la grande fraternité de la non moins Grande République. Contrairement à Cheney lors de la guerre du Vietnam, Hasan n’avait, au même âge, d’“autre priorité” que de servir son pays d’adoption à la seconde génération, puisqu’il avait choisi de s’engager dans l’armée.

«Hasan’s story is also one of a person who grew up determined to embrace the American life, only to end up poisoned against the country. He was born in north Virginia, to parents who immigrated from the West Bank town of el-Bireh, near Jerusalem. His parents owned restaurants and a shop. Hasan had two brothers, one returned to Jerusalem and married. The other lives in Virginia. The family prospered in the US, with relatives in banking, medicine and law.

»Hasan joined the Army against his parents’ will: “His parents didn’t want him to go into the military,” Mr Hasan said. “He said, ‘No, I was born and raised here, I’m going to do my duty to the country’.”»

La bataille de nous-mêmes contre nous-mêmes

Le drame est tellement spécifique et illustratif qu’il décourage le commentaire sur ses circonstances politiques et sociologiques. Nous disons cela, non par désintérêt pour la chose mais par simple référence à l’évidence. Un homme calme, musulman et d’origine arabe (palestinienne), déterminé à s’“intégrer” dans l’American way of life, animé d’un patriotisme certain; puis confronté aux conditions psychologiques atroces qu’impose la politique belliciste du système, aux conditions épouvantables de ces guerres stupides et cruelles racontées sinon causées par ceux-là même dont ils devaient soigner les psychologies dévastées par ces mêmes guerres; en même temps confronté aux mensonges généralisé de la technique virtualiste devenue philosophie et raison de sembler être, à l’inhumanité de la bureaucratie militaire et du conformisme qui glace les esprits et emprisonne les émotions – tout y est, effectivement. L’intérêt central est ailleurs.

L’homme, la major Hasan, a changé de deux façons. Il y a la réalisation de la réalité monstrueuse du système qu’il respectait et au cœur duquel il se trouvait, ce qui est une évolution vers la lucidité du jugement; il y a, parallèlement, et ceci à cause de cela, la pression imposée à sa psychologie par cette démarche intellectuelle, ce qui est une évolution vers la folie de l’acte. Là-dessus, on peut gloser sur l’“extrémisme” infiltré et sur l’“Ennemi du dedans”, ou bien sur les manipulateurs qui maintiennent un état permanent de terreur en prolongeant ces guerres injustes, selon la thèse, mais c’est perdre son temps. Cela revient à l’esprit qui donne des explications de circonstance, en général inventées et filles elles-mêmes de ses propres dérèglements psychologiques, à un phénomène fondamental qu’on rate en s’attardant sur le chemin de ses effets “collatéraux”.

Hasan et les actes d’Hasan illustrent une fois de plus, cette fois d’une façon tragique (les morts) et symbolique (au cœur de l’armée US), la pression mécanique, sans source consciente désormais, que le système incontrôlable impose aux psychologies humaines. Nous sommes à mille lieues des querelles sur l’idéologie, sur la religion, sur la politique, même si tous ces facteurs sont exprimées pour tenter de nous donner à nous-mêmes une explication cohérente et, surtout, conformiste – même si tous ces facteurs sont utilisés d’une façon ou d’une autre, pour manipuler chacun à son avantage les soubresauts de l’affrontement avec le système – même si tous ces facteurs répondent à l’empire d’une raison que nous avons pervertie au point où elle nous conduit, à son extrême, au crétinisme intégral. Nous sommes dans l’exploration d’une prison exerçant d’une façon mécanique cette pression terrifiante sur la psychologie humaine. La communication alimentant le virtualisme, l’organisation bureaucratique brisant l’enchaînement de la cause à l’effet et diluant le sens de la responsabilité jusqu’à le faire disparaître, le devoir de conformisme de la pensée donnant la liberté absolue de ne penser que d’une seule façon, constituent les gardiens vigilants et puissants empêchant d’ouvrir la porte de la prison pour pouvoir, de l’extérieur, contempler ce système monstrueux qui nous enferme et se révolter contre lui. Alors, la révolte s’exprime d’une autre façon, comme elle peut. L’instant de folie meurtrière du major Hasan, Tea Party, la formation du BRIC, la critique contre le JSF, les voitures-suicides et les suicides de France-Télécom, l’activisme sur Internet constituent quelques-unes des facettes de cette résistance jusqu’au désespoir ou jusqu’à la folie. Vous avez de la peine à relier ces actes entre eux, à leur donner un semblant de cohérence, à porter enfin ce fameux jugement moral qui nous importe tant parce que la morale ne peut s’exprimer d'une façon acceptable que si elle est portée au cœur du monstre; mais si vous parvenez à vous évader un instant et à jeter un regard général sur le monstrueux système qui nous emprisonne, l’évidence vous hurle la vérité.

On aurait souvent tendance à qualifier nos écrits d’“anti-américains”. Nous-mêmes prenons le soin d’employer l’expression, peu élégante pourtant, d’“anti-américanistes”, pour tenter de rappeler constamment la différence. Il s’agit de se battre contre un système, non contre un pays, une communauté, un rassemblement humain, même si tel pays, telle communauté, tel rassemblement humain est effectivement le vecteur favori, sinon fondamental du système. C’est effectivement le cas des USA, raison pour laquelle nous parlons de “système de l’américanisme” en sous-entendant évidemment qu’il s’agit d’une chose globale, universelle, du système qui est un cancer qui ronge mortellement toute notre civilisation. La seule bonne nouvelle des terribles événements auxquels nous assistons, y compris la tuerie de Fort Hood, est bien que les psychologies n’en peuvent plus de sa tyrannie, parce que sa tyrannie est devenue insupportable, parce qu’un système tyrannique qui s’effondre rend sa tyrannie absolument insupportable. La “seule bonne nouvelle” est par conséquent que le système s’effondre… Mais elle est de taille.

La bataille en cours est bien celle qui voit la révolte désordonnée et dans tous les sens de la psychologie humaine contre la tyrannie du système en cours d’effondrement. Tout le reste n’est qu’accessoire, tous les arguments et les batailles autour des différents domaines du système; la morale “droitdel’hommiste” des bateleurs politiciens, la géopolitique hermétique des experts appointés, la dialectique hyper-postmoderniste de la communication, le scientisme prometteur comme si la grandeur des catastrophes qu’il a engendrées nous garantissait de la grandeur des triomphes qu’il nous promet, l’utopie des anti-systèmes qui ne rêvent que de substituer leur système à celui qui s’effondre et ainsi de suite. Nous ne sommes pas menacés de désordre ou de chaos, nous sommes à cause de nous-mêmes les ordonnateurs du désordre et du chaos. L’Ennemi intérieur, en-dedans nous, est présent depuis si longtemps et sa pression est si forte, que la bataille fait rage – en-dedans nous, dans notre psychologie même, nous-mêmes contre nous-mêmes puisqu’à cause du système l’Ennemi intérieur c’est nous-mêmes contre nous-mêmes, entre ce que le système nous impose de devoir accepter et tout ce que notre nature rejette désormais avec la force du désespoir. Nous sommes nous-mêmes guerre, désordre et chaos intérieurs. Aucune autre bataille n’est plus importante que celle-là et toutes les batailles du monde doivent être jugées et jaugées à l’aune de celle-là.