ISIS, l’Afghanistan et l’inquiétude russe

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ISIS, l’Afghanistan et l’inquiétude russe

Bien entendu, la dynamique ISIS/EI/Daesh, composante actuellement en pleine expansion de la nébuleuse islamiste/djihadiste, a multiplié les contacts en dehors de sa zone privilégiée d’intervention (Irak-Syrie). L’Afghanistan et ses talibans occupent une place de choix dans ses contacts extérieurs. Cela fait plusieurs semaines que des précisions diverses sont données sur ces contacts, que des nouvelles dans ce sens sont publiées dans la presse en général (Système et antiSystème), sans qu’une image précise n’en émerge encore.

On donnera ici quelques-unes des plus récentes précisions, fournies par le Daily Star de Beyrouth qui a en général des contacts régionaux dans des milieux disposant de relations avec les activistes divers autour de cette même nébuleuse islamiste/djihadiste. Comme on le lit (ce 5 octobre 2014), ces précisions restent assez vagues et assez formelles, cantonnées au stade des déclarations, des perspectives assez générales, et surtout elles concernent le Pakistan bien plus que l’Afghanistan au niveau opérationnel, – mais les deux pays étant bien entendu liés.

«The Pakistani Taliban declared allegiance to ISIS Saturday and ordered militants across the region to help the Middle Eastern jihadist group in its campaign to set up a global Islamic caliphate. ISIS, which controls swathes of land in Syria and Iraq, has been making inroads into South Asia, which has traditionally been dominated by local Taliban insurgencies against both the Pakistan and Afghanistan governments.

»The announcement comes after a September move by Al-Qaeda chief, Ayman al-Zawahri, to name former Taliban commander Asim Umar as the “emir” of a new South Asia branch of the network that masterminded the 2001 attacks on the United States. Although there is little evidence of a firm alliance yet between ISIS and Al-Qaeda-linked Taliban commanders, ISIS activists have been spotted recently in the Pakistani city of Peshawar distributing pamphlets praising the group...»

D’une façon un peu plus précise concernant l’Afghanistan, Time Magazine, relayant la BBC, annonçait, il y a un peu plus d’un mois (le 3 septembre 2014) que des contacts directs étaient noués entre les talibans et ISIS, avec de possibles conséquences opérationnelles en Afghanistan : «An Afghanistan-based militant group with links to the Taliban is considering aligning itself with the Islamic State in Iraq and Syria (ISIS), the BBC reports. Commander Mirwais of the Hezb-e-Islami, a group notorious for its brutality, called ISIS fighters “great mujahideen,” and told the BBC his group was waiting to see if ISIS met the requirements for a true Islamic caliphate. “We pray for them,” he said, “and if we don’t see a problem in the way they operate, we will join them.”»

Mais il y a désormais des appréciations beaucoup plus précises, de type stratégique, qui viennent informellement du côté russe, par le biais d’une évaluation générale que fait le gouvernement russe à partir de ses divers services de renseignement et d’analyse. Les Russes tentent de faire partager leur très grande inquiétude, – car “très grande inquiétude” il y a, – notamment dans des contacts avec les Européens. (Ces contacts, sur cette sorte de matière comme dans d’autres cas de crises en cours, se poursuivent de manière régulière quoique informelle, malgré la crise ukrainienne où la situation de communication présente une forte restriction des contacts, selon les initiatives courantes des Européens.)

Les Russes estiment qu’il existe actuellement, non plus seulement des contacts informels entre talibans et ISIS pour établir une éventuelle coopération, mais bel et bien le transfert de forces ISIS “conséquentes” vers l’Afghanistan, dans le but de lancer effectivement des initiatives opérationnelles conjointes. La situation avec les différents chefs de guerre des talibans reste assez confuse, certains ayant accepté des accords avec ISIS, d’autres les négociant, avec la possibilité pour ce dernier cas que ces accords n’aboutissent pas et qu’il s’établisse une certaine hostilité d’affrontement, – ce qui semble impliquer que des forces d’ISIS sont déjà en place même dans ces cas incertains.

Bien entendu, on comprend l’intérêt des Russes pour cette situation. Les Russes se sont immédiatement intéressés à cette crise d’ISIS selon une perspective géopolitique “nordiste”, et ils ont tout de suite envisagé des hypothèses d’extension d’ISIS vers l’Est-Nord-Est, à la limite occidentale du sous-continent indien (Afghanistan-Pakistan), c’est-à-dire toutes les hypothèses où ISIS se rapprochent de leurs frontières méridionales et des foyers de terrorisme du Caucase et sur son Est. La préoccupation des Russes pour l’Afghanistan est réelle et immédiate, puisque leurs hypothèses opérationnelles (action effective d’une alliance taliban-ISIS) portent sur les prochains mois. Cette perspective implique un grand changement stratégique avec l’établissement d’un axe de déstabilisation terroriste qui établirait un lien direct, organique et opérationnel entre le Moyen-Orient et l’Afghanistan. Leur prospective n’écarte aucune possibilité parmi les plus dramatiques, comme celle d’une offensive conjointe taliban-ISIS pouvant aboutir à une opération du même type que l’opération initiale d’ISIS en Irak, avec une menace contre Kaboul même. L’hypothèse grotesque de voir Bagdad et Kaboul menacés presque conjointement après l’offensive initiale de 2002-2003 des USA et futur bloc BAO pour “libérer” ces deux capitales éclaire l’évolution stratégique incohérente de ces treize dernières années et le triomphe du désordre engendré par l’intervention initiale.

Une fois de plus, les Russes jugent leurs “partenaires” européens, dans les contacts qu’ils ont pris avec eux, assez insouciants des réelles possibilités de déstabilisation majeure. Pour l’instant, les Européens apprécient la situation en Afghanistan surtout à partir des données politiques et sociétales qu’ils favorisent, avec l’élection du nouveau président, et surtout avec l’accord du 20 septembre entre les deux candidats du second tout, Ashraf Ghani (élu président) et Abdullah Abdullah, pour une sorte de coalition de direction. Bien que les commentaires généraux soient plutôt très sceptiques, les officiels européens ont une tendance marquée à concentrer leurs analyses sur ces facteurs pour y voir une pacification de la vie politique afghane ouvrant des perspectives encourageantes (bonne gouvernance, modèle démocratique, libéralisation sociétale, bref le catalogue standard des salons). D’une façon générale, les Russes considèrent cette attitude avec le plus grand étonnement non exempt d’ironie fataliste, – une habitude chez eux, face aux réactions politiques européennes, – et jugent qu’elle est outrageusement optimiste, sinon relevant d’une perception qui n’est pas loin d’approcher le réflexe habituel du bloc BAO de tendre à se réfugier dans la narrative.

Le verdict de la Russie est aujourd’hui assez clair. On se trouve, avec cette perspective taliban-ISIS, devant la possibilité d’un bouleversement géostratégique d’une très grande importance, et d’un immense danger. On pourra observer que, sur ce point, chez les Russes, existe tout de même une tendance inverse à celle des Européens à dramatiser peut-être excessivement les perspectives stratégiques. Néanmoins, cette tendance va dans le sens de ce qu’on constate ces dernières années, et surtout ces derniers mois : l’hyper-désordre... En effet, la perspective qu’ils craignent pour la situation décrite ici est évidemment moins celle d’une dynamique d’affrontement et de recherche d’une hégémonie classique, que celle d’une dynamique de désordre (hyper-désordre). Il n’y a rien dont les Russes ne se défient plus que le désordre/l’hyper-désordre. Les événements actuels ne les démentent pas, et ce qui pourrait être jugé en temps normal comme une obsession a, dans le contexte courant, les allures plus classique du simple réalisme.


Mis en ligne le 9 octobre 2014 à 10H32

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