Chronique du 19 courant… Journaliste, lui ?

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Chronique du 19 courant… Journaliste, lui ?

19 mai 2013... Les compères de la très grande agence de presse Associated Press (AP) sont, nous dit-on, absolument furieux, – et éventuellement terrorisés, qui sait... “Compères”, ai-je écrit, et pourquoi pas “confrères” ? Là est la question qui me vient naturellement à l’esprit, pour ouvrir une réflexion sur la fonction de celui qu’on nomme “journaliste”. Cette question implique, dans mon propre chef et comme on le devine peut-être, une hostilité qui m’est devenue naturelle pour le terme de “journaliste”, pour ce qu’il recouvre, etc.

Les consultations très superficielles des termes “journalistes” et “journal” (Wikitionary fait l’affaire) rencontrent et nourrissent cette hostilité, et me confortent dans ce choix fait au bout du compte, il y autour de quinze ans, sans vraiment délibérer ni en avoir conscience, par nature dirais-je... Ce choix fut de tourner le dos résolument à cette fonction de journaliste telle que je l’avais approchée, la pratiquant par nécessité sans y être jamais totalement acquis ; c’est-à-dire, cette exploration superficielle et contrainte de l’éphémère, du quotidien qui passe, qui fait qu’on passe de l’un à l’autre, d’un sujet à l’autre ou d’un ragot à l’autre, bientôt d’une consigne-Système l’autre, entraîné sans pouvoir demander son reste. Je ne méprise nullement le quotidien ni les événements du temps présent, comme en témoigne dedefensa.org, mais mon intérêt est à mesure de la disposition de l’ampleur de vue et de l’inspiration nécessaires pour traiter de la chose en repoussant les pressions qui y enchaînent le journaliste, pour imposer mes propre référence et ma façon. Le journaliste courant a tant de mal à résister à l’emprisonnement du quotidien ; pour lui, le risque constant est que le quotidien devienne très vite quelque chose qui est sans passé et que ne préoccupe nul avenir, quelque chose qui est sans responsabilité, qui est contraint dans un espace temporel étriqué et pressé, avec son identité réduite à mesure. Le journaliste n’est pas nécessairement un mauvais bougre mais il est court...

Dans l’article F&C du 16 mai 2013 sur ce site, on consacre un passage substantiel à une approche de cette activité de “journaliste”. C’est une approche de l’aspect très américaniste de la fonction, mais l’on comprendra que cette “américanisation” a touché la fonction de journaliste d’une façon générale et d’une façon irrésistible, comme le reste et encore plus que le reste ; ainsi, c’est faire une description de la fonction de journaliste en général. Je cite le passage, et l’on peut le relire ou passer, selon ce qu’on en a...

«La “méthode”, ou la méthodologie, du journalisme US, c’est l’appel aux sources. Cette méthode en théorie vertueuse est absolument nécessaire, à cause de la structure du pouvoir américaniste qui est totalement anti-régalienne ; il n’existe donc aucun concept d’une sorte de “vérité de référence” (ou de “vérité historique”, ou de “vérité intuitive”) qui soit acceptable puisqu’il n’existe aucune vertu régalienne du service de l’Etat, puisque la notion d’État au sens très français du terme n’existe pas. (On retrouve dans cette complète contradiction autour du fait régalien entre les conceptions françaises et les conceptions américanistes, les mêmes contradictions qu’entre le terme “dénonciateur” français et le terme anglo-américain de whistleblower.)

»Pour le journaliste, américain comme américaniste, la “vérité” doit être recherchée par conséquent par l’enquête individuelle contre le gouvernement et toutes les formes de pouvoir établi, au fond selon les normes individualistes caractérisant ce système de l’américanisme et le Système lui-même... Répétons-le, tout cela est pure théorie, sinon narrative du contraire de la vérité de situation ; la presse-Système a toujours, par définition, suivi le Système, et aujourd’hui plus que jamais, et par conséquent la “vérité officielle” qu’on devrait baptiser vérité-Système, et sa révérence devant les pouvoirs établis dont le gouvernement est constante. Mais il importe qu’elle le suive par “ses sources”, – y compris celles qu’on invente éventuellement, – qui assurent la fiction de la vertu journalistique. En attaquant les whistleblowers, le gouvernement ne peut éviter d'attaque le principe même des “sources”, c’est-à-dire qu’il attaque volens nolens la vertu d’apparence du journalisme qui le sert si grandement, puisque cette vertu adoube d’une sympathique vérité d’apparence la narrative officielle que développe la presse-Système.»

Durant les deux ou trois premières décennies où j’ai exercé ce métier fort incertain, – déjà avec de la réticence à le nommer “journalisme” mais alors pris dans ses rets, – j’ai du suivre cette méthode du “journalisme américaniste”. Le monde de l’information était en transition, entre la méthodologie originelle où le “temps long” permis par le degré de développement et de réalisation des choses laissait toute sa place à l’analyse, au commentaire, à la réflexion profonde, et la période actuelle dont je parlerai plus loin. L’américanisation du genre, qui impliquait une accélération déstructurante du temps, avait transformé le commentaire et la réflexion au profit de la communication de l’information. Les moyens d’information et de communication étaient encore trop rudimentaires pour que l’on puisse effectivement se passer des “sources” lorsqu’il fallait entrer sérieusement dans un domaine et dans un sujet. Les relations avec les “sources”, qui étaient le plus souvent des “officiels”, des membres de diverses hiérarchies de la sécurité nationale, étaient incertaines et un peu douteuses. Il était difficile de ne pas se trouver, à un moment ou l’autre, dans une position de complicité ou de compétition psychologique où “la source”, qui détenait le savoir temporaire, risquait de devenir inspiratrice, “influenceuse” voire manipulatrice involontaire ou non, alors que “la source” elle-même subissait de telles influences, d’une autre façon, de la part de son interlocuteur qui détenait le moyen de la diffusion du savoir temporaire. Il était très difficile de ne pas subir les effets de telles relations, qui étaient nécessairement réducteurs, alors que le savoir qui était en jeu, qualifié effectivement de “temporaire”, était lui-même déjà concentré sur des sujets très limités et sur un temps à mesure, et par conséquent d’une inévitable pauvreté dès le départ.

Puis tout changea, quelque part dans les années 1990. La situation de la guerre du Kosovo de 1999 participait d’un monde complètement nouveau, sans rapport avec celui où se situait la guerre du Golfe de 1990-91. (On trouve quelques traces de l’événement, sur le site, par exemple le 10 juillet 1999 et le 10 septembre 1999.) C’est alors que je commençai à me pénétrer de ce fait que le terme “journalisme” était inapproprié pour désigner mon métier, et qu’il s’agissait désormais d’une passion qui deviendrait une Passion, et beaucoup plus celle d’un observateur critique et d’un chroniqueur d’une résistance au flux qui nous emportait, – et encore, “observateur” et “chroniqueur” qui se réfère de plus en plus à l’appréciation métahistorique du temps présent qu’il ne cède aux pressions souvent intéressées des événements qui s’y bousculent.

Le paradoxe de ce grand chambardement silencieux, on le connaît : le temps avait encore accéléré, et l’américanisation avec lui, et l’hyper-modernité avait accouché d’un énorme outil qui allait permettre de retourner contre elle toute sa surpuissance. L’internet est cet outil, bien entendu ; proprement manié, il constitue le moyen le plus radical qu’on puisse concevoir pour la sorte de résistance que nécessite cette époque où nous sommes entrés. Désormais, je me passerais des “sources” en général (1), et les seules que je conserverais seraient celles qui étaient devenues des amis, avec lesquels je dialoguais et chroniquais, beaucoup plus que je ne m’informais. C’est alors, certainement, que cette idée pénétra inconsciemment ma psychologie, que la surpuissance de l’hyper-modernité qui avait totalement achevé sa mue en un système qui deviendrait le Système, débouchait nécessairement sur la production d’un processus d’autodestruction.

L’apparition de l’internet est un paradoxe certes, et l’outil-paradoxe lui-même suscite autant de paradoxes qu’il suscite de situations nouvelles. Cet outil nous a fait entrer dans une nouvelle époque, ou plutôt dirais-je qu’il a créé ce que je considère comme une époque complètement différente, une époque rupturielle pour l’esprit de la chose, qui est au-delà de toute possibilité envisagée auparavant, pour la technique, pour le matériel, mais aussi pour la psychologie, voire pour la pensée la plus haute et pour l’accueil fait par cette pensée à l’intuition haute. Quel paradoxe plus grand, le paradoxe des paradoxes si l’on veut, qu’un outil qui est nécessairement bas puisqu’il n’est qu’outil et création lui-même de ce que j’estime comme étant l’époque la plus basse dans le champ de la métahistoire, – dito, l’hyper-modernité, – accouche d’une situation qui donne toutes les clefs pour s’en libérer, pour se retourner contre elle, et surtout pour se hausser et lui opposer résistance et résolution farouches ? Dans les conditions terrestres et purement matérielles qui nous étaient et qui nous sont imposées, et qui, laissées à elles-mêmes, emprisonnent le jugement dans le seul champ terrestre de la matière, l’outil-paradoxe permet d’acquérir et d’exercer une autonomie et une indépendance totales du jugement, et même il y invite comme l’on fait d’une démarche devenue absolument naturelle. Qu’on ne s’y trompe pas, ici : cela n’est pas un chant à la gloire d’internet, qui reste ce qu’il est dans sa substance, mais le constat d’une vérité qui dépasse l’internet. Cette substance informe et sans essence qu’est nécessairement internet dans sa conception, acquiert une essence libératrice selon l’usage qu’on en fait. Ce constat, que je considère selon mon expérience comme irréfragable, doit nourrir des méditations vertigineuses ; l’outil-paradoxe l’est peut-être deux fois, par rapport au but qu’on lui avait donné initialement et par rapport au but final qui pourrait être atteint grâce à son usage “dévoyé”.

Pour ce métier que j’exerce et qui n’en est plus un désormais, puisque l’on parle d’une Passion, et qu’il s’agit d’une mission à conduire, d’un cadre nouveau d’activités dont la force devient étonnante d’intensité, ces conditions nouvelles signifient l’abandon complet de l’individualisme déstructurant qu’est en réalité “le journalisme américaniste” tel qu’il était pratiqué en général et tel qu’il reste pratiqué dans la presse-Système. L’internet donnant accès à tout, sans les “sources” et en dépit des “sources”, l’essentiel est de ne pas s’y noyer, donc d’acquérir et d’utiliser une expérience impitoyablement sélective et raisonnablement audacieuse dans le choix de ses accès et de ses références. Il permet un complet retrait d’un monde dont la proximité vous communique sa perversité corruptrice telle que le Système la manipule, puisqu’il s’agit du Mal lorsqu’on s’en approche trop, pour mieux le contempler, ce monde, hors de lui-même, pour le juger et le jauger à l’aune qu’on en perçoit. La chose, l’internet, permet, parmi la production de paradoxes qu’elle entraîne, celui qu’un repli sur soi équivaut à une libération de soi et à une ouverture de soi.

Ainsi suis-je entré dans nouvelle vie “professionnelle” qui s’est avérée être une “nouvelle vie” tout court. Un métier exercé sans aucun doute passionnément s’est transmuté, est devenu une passion et une Passion avec une mission, englobant l’entièreté d’une vie et devenant cette vie même, bien qu’elle fût sur le point d’entrer dans son hiver mais comme si l’hiver pouvait malgré tout dissimuler un renouveau. Effectivement, tout a changé dans ce bouleversement que j’ai vécu avant de l’identifier, jusqu’à prendre sa mesure extraordinaire comme je le fais présentement. Désormais, les “sources” dans cette façon que j’ai décrite et selon ce qu’elles représentent dans ce cas m’indiffèrent absolument ; c’est simple, vous me proposeriez de rencontrer, off the record, un ministre d’une de nos contrées BAO que je ne trouverais pas le temps pour le faire parce que le temps qui me reste doit être utilisé utilement, et qu’il est donc temps venu d’être sérieux... Je n’ai plus rien, dans ma démarche, d’un policier ou d’un enquêteur, éventuellement d’un idéologue-inquisiteur, comme ceux que les journalistes “professionnels” se plaisent souvent à singer sans s’en aviser. (Je ne les en blâme pas dans le principe, sauf pour l’idéologue, mais ce n’est plus la même boutique.) Le FBI peut mettre dedefensa.org sur écoute si cela lui chante, il n’obtiendra jamais la moindre indication de quelque importance pour ses manigances. (Cela risque d’ailleurs de l’affoler complètement, et de déclencher une tempête intérieure considérable, ce qui est extrêmement plaisant, et un acquis de plus de notre “révolution”.) Rien n’est caché, tout se trouve sur le site et se lit à livre ouvert, plus ou moins facilement selon le texte, l’humeur et le sujet, sans nécessité de contact dissimulé avec quelque “source” mystérieuse.

Pour cette raison, l’affaire FBI/AP m’a paru complètement dépassée et, dans tous les cas, complètement étrangère à moi-même ... Qu’on en fasse un scandale, fort bien puisque cela ébranle un peu plus cette charpente pourrie et mangée par les termites du Système ; qu’on examine les attitudes, les mœurs et les psychologies pour mesurer également l’ampleur que prendrait le dit-scandale, fort bien tout cela ; mais ce n’est pas mon intérêt “professionnel” ni mon domaine qui sont concernés. (Ce n’est certes pas pour rien que la victime, AP, est aussi l’un des plus éminents collaborateurs du Système, – autodestruction à plein régime, bien entendu et parfaitement, mais effectivement loin de mes activités.)

Pour revenir au principal en finissant avec l’essentiel, en traduisant ce que j’ai dit plus haut dans les termes de ce jargon général de dedefensa.org qui permet de mieux développer les conceptions qui parcourent ce site et l’animent, je dirais encore l’intérêt prodigieux que je trouve dans ce phénomène principal de l’hyper-modernité, du Système accouchant l’internet. Le Système qui prétend tout englober en-dedans de lui-même, enfermer tout cela dans un hermétisme de fer, donne ainsi le moyen de s’extraire de lui-même et de pouvoir le jauger et le juger pour ce qu’il est, du dehors de lui. Mieux encore, et pire pour lui-même, il nous donne un moyen, un outil-paradoxe qui, s’il est bien utilisé, permet pour soi-même de retrouver cette ouverture sublime de l’inconnaissance (voir aussi cette chronique au 19 avril 2013), faisant ainsi de son échappatoire de lui-même une occasion grandiose d’initier sa pensée aux vertus les plus hautes.

Ce Système-là est au terme, certes sur le point de rencontrer son destin catastrophique.

Philippe Grasset


Note

(1) L’on observera aussitôt, si l’on a le cuir sensible, que dedefensa.org utilise parfois de cette sorte d’expressions de “nos sources”, ou “des sources...”, etc. C’est justement le cas mentionné dans les mots qui suivent, et le langage ne doit pas tromper une seconde.