“Finalement, ce Bachar est un type très bien...”

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“Finalement, ce Bachar est un type très bien...”

Faut-il prendre au sérieux les événements du monde tels qu’ils nous sont restitués par le système de la communication ? La question se pose, bien qu’en général on l’ignore, ou si on la devine on l’évacue, comme on glisse la cendre de cigarette sous le tapis ... Notre appréciation est que les événements du monde sont à la fois un constant travail d’interprétation, d’appréciation, d’intuition, enfin un constant travail de reconstruction, de restructuration à partir de mille et mille morceaux souvent épars et souvent sans le moindre sens selon la logique rationnelle courante ; et, bien entendu, un travail dans lequel la communication tient, pour la perception nécessaire, une place essentielle.

Considérez la rencontre Kerry-Lavrov à Bali, en Indonésie, en marge du sommet de l’APEC où Sa Majesté Barack Obama n’a pu se rendre puisqu’il doit rester à Washington pour surtout ne pas négocier la fin du government shutdown, – c’est-à-dire, rester à Washington, surtout pour ne rien faire, et nous prouver ainsi que le commandant en chef est in charge. Songez qu’il y a un mois nous nous trouvions bien plus proche de la guerre que du statu quo de la crise, le président US prêt à passer outre au probable vote négatif du Congrès pour une attaque de “punition” contre la Syrie ; que le risque était bien que cette attaque puisse déboucher sur un enchaînement d’événements militaires où Russes et Américains pouvaient se retrouver face à face, c’est-à-dire avec l’hypothèse de ce qu’on nomme une “guerre mondiale”. Songez qu’il y a quinze jours, après que Poutine ait sauvé Obama du piège où il s’était enfermé d’avoir à décider d’une attaque invraisemblable, l’on travaillait d’arrache-pied à une résolution de l’ONU sur l’armement chimique syrien que les parties américaniste et française s’acharnaient à tenter de saboter en y introduisant une clause de punition militaire au cas où Bachar el-Assad ne tiendrait pas ses engagements ; songez que, durant tout ce laps de temps, les insultes continuaient à pleuvoir sur Assad, l’“homme qui ne mérite pas d’exister” (Fabius texto), le nouveau “nouvel Hitler”, dont ils réclamaient tous la tête depuis dix-huit mois.

... Songez à tout cela et écoutez cette petite musique enivrante qui nous vient de John Kerry donnant, suite à sa rencontre avec son ami Sergueï, des appréciations ô combien élogieuses sur le comportement du président Assad, et bien entendu des amis russes ... «The process has begun in record time and we are appreciative for the Russian co-operation and obviously for the Syrian compliance...»

Voici ce que Russia Today nous dit, le 7 octobre 2013, de cette rencontre. «The Assad regime in Syria deserves credit for complying with the chemical weapons deal, US Secretary of State John Kerry said after the first high-level meeting with his Russian counterpart since Moscow and Washington agreed on the deal.

»Kerry and Russian Foreign Minster Sergey Lavrov met on the sidelines of the APEC summit in Bali, Indonesia on Monday morning. “The process has begun in record time and we are appreciative for the Russian co-operation and obviously for the Syrian compliance,” Kerry said. The Secretary of State also said that the US has agreed with Russia to move towards Syria peace talks as soon as possible. [...] “I think it's extremely significant that yesterday, Sunday, within a week of the (UN) resolution being passed, some chemical weapons were being destroyed,” Kerry stressed. “I think it's a credit to the Assad regime, frankly. It's a good beginning and we welcome a good beginning.”»

Le Guardian du 7 octobre 2013 a rapporté de son côté cette réaction du secrétaire d’État US, en la qualifiant de «some rare, if qualified, US praise for Syrian president Bashar al-Assad». Il est intéressant de rapporter la réaction du Guardian (même s’il s’agit d’une dépêche AP, – que l’on peut nuancer, en, l’endossant, selon la ligne du journal). Contrairement à Russia Today, le Guardian a toujours été extrêmement défavorable au président syrien, suivant la ligne d’une condamnation morale complète, de la sorte qui implique son départ sans conditions pour parvenir à une possibilité de règlement du conflit, – selon l’attitude standard des conceptions des “libéraux interventionnistes”.

«The United States and Russia are “very pleased” with progress in destroying Syria's chemical weapons stocks, US secretary of state John Kerry said on Monday. He offered some rare, if qualified, US praise for Syrian president Bashar al-Assad. Kerry, speaking at a press conference with Russian foreign minister Sergei Lavrov, said the Assad regime deserved credit for its speedy compliance thus far with the UN security council resolution calling for the elimination of the weapons. But Kerry stressed Assad was not yet off the hook.

»“Let me be crystal clear,” Kerry said, “we're very pleased with the pace of what has happened with respect to chemical weapons.” [...] “I think that was a terrific example of global co-operation, of multilateral efforts to accomplish an accepted goal and they have moved with equal speed to get on the ground in Syria and begin the operations,” he said. “I think it is also credit to the Assad regime for complying rapidly as they are supposed to,” Kerry said. “We hope that will continue. Now, I am not going to vouch today for what happens months down the road. But it is a good beginning and we should welcome a good beginning.”»

Notre considération n’est pas ici de type politique et ne porte certainement pas sur l’avancement du processus de désarmement chimique, ou sur la coopération Russie-USA qui est un fait avéré depuis plusieurs mois. Il est sur ce changement de ton extraordinaire de la partie US, qui a laissé la partie russe certes satisfaire, mais aussi passablement surprise sinon stupéfaite, justement, du ton employé et de l’enthousiasme montré. Bien que la chose ait reçu assez peu de publicité, il s’agit d’un acte diplomatique qui constitue une sorte de relégitimation officielle et proclamée (et non de facto) d’Assad dans le chef des USA pour cette séquence, quoi qu’il en soit des faits eux-mêmes et de l’avenir de ce processus. (Nous insistons : relégitimation “pour cette séquence” et quel que soit “l'avenir du processus”, ce qui implique que la dynamique peut changer complètement d'orientation dans trois jours. Nous nous en tenons à l'événement indiscutable du 7 octobre 2013, à Bali.)

Il faut d’abord noter qu’on a assisté avec les derniers événements à une complète contraction de l’essence même du cas syrien vu du côté US (bloc BAO), par rapport à la constitution du dossier et la perception de la crise. Au départ, et pendant l’essentiel de la crise, jusqu’au mois d’août, le facteur de l’armement chimique en tant que tel a été secondaire sinon accessoire dans la ligne de communication du bloc BAO. Cette ligne de communication était fondée sur un seul point : l’intolérabilité du régime Assad, et particulièrement avec le préalable de l’élimination, politique voire physique, d’Assad, cela selon le verdict sans appel de son comportement intolérable dans les troubles touchant le pays depuis dix-huit mois. Cette “ligne” lui faisait porter l’exclusivité de la responsabilité, donc le considérait comme condamné sans appel. (Tout cela, quoi qu’on puisse penser bien entendu de ces positions, – nous parlons d’une logique interne d’une “politique”, ou plutôt d’une “ligne de communication” qui fait effectivement office de “politique”, qui a donc la même importance.) L’élément chimique n’a joué que dans la mesure où il causait, toujours selon cette ligne de communication, des pertes en vies humaines innocentes, toujours du fait de la responsabilité exclusive d’Assad. Tout était considéré, arrangé, manipulé, etc., pour aller dans ce sens. Officiellement, l’armement chimique et son démantèlement n’ont jamais constitué un problème central, quelles qu’aient été les arrière-pensées. De même, le véritable nœud de la crie du 21 août n’est pas l’armement chimique per se mais l’attaque du 21 août, considérée absolument comme étant du fait d’Assad, ayant causé plus de 1.400 morts. (Là aussi, tout cela selon la version US, et quelles que soient les innombrables manœuvres de manipulation, de montage, etc., selon ce que nous savons des pratiques du bloc BAO /des USA dans ce domaine – nous importe ici ce que nous nommons “ligne de communication”.)

Par conséquent, la résolution du point de vue théorique du statut de l’armement chimique et du point de vue pratique de sa démolition avec un accord sans hésitation d’Assad, ou un bon début de résolution, ne pouvaient constituer en soi un élément central conduisant à des appréciations si élogieuses de Kerry qu’elles forment, dans leur esprit justement, une relégitimation d’Assad. C’est bien sur ce point que cette intervention est extrêmement surprenante, particulièrement sinon exclusivement dans son esprit et dans sa forme. Nous laissons volontairement de côté les arrière-pensées, les calculs dits de realpolitik, la position difficiles de l’administration US, etc. Même ces considérations ne justifient en rien le ton remployé, justement cette sorte de relégitimation d’Assad, y compris si l’on accepte le fait qu'il sera partie prenante à une conférence à venir, dite Genève-II. Selon la realpolitik justement, tout cela peut être admis, on dirait de facto, sans que de telles paroles de relégitimation soient prononcées.

Ce que nous voulons alors mettre en évidence c’est une hypothèse hors du domaine de la politique rationnellement conduite et exercée, d’autant que nous jugeons extrêmement faible, sinon inexistante, la rationalité dans ce cas, du côté du bloc BAO et des USA. Cette brutale évolution sémantique de Kerry, “inutilement brutale” (même si dans un sens souhaitable) selon une considération politique rationnelle, permet d’impliquer justement que nous ne sommes pas nécessairement dans le domaine de la politique rationnelle. Tout se passe comme si, à cause d’un processus psychologique donné et selon des pressions non élaborées humainement mais procédant plutôt de forces événementielles non identifiables, ces interventions ressortaient d’une autre scène politique, voire d’un monde politique différent au sens fort et concret de ces termes.

Nous pourrions simplement nous en tenir à l’ironie qu’attire, voire que justifie un tel changement complet de ton et de substance (puisque ce comportement implique des engagements politiques concrets). Nous préférons aller un peu plus loin, puisque placés devant un véritable événement public, circonstancié, documenté et si frappant par son caractère. (Nous préférons cela malgré que cette évolution brutale et extraordinaire n’ait guère été relevée, ou bien mentionnée avec une gêne palpable, comme dans le cas du Guardian, et une réelle incompréhension. D’abord, la presse-Système ne trouve dans ce fait, on s’en doute, rien d’excitant du point de vue de ses critères. Ensuite, la Syrie n’est plus dans ses préoccupations : alors que certains évoquaient la Troisième Guerre mondiale il y a seulement trois semaines, aujourd’hui, la crise est à peine mentionnée. D’ailleurs, ce constat lui-même participe d’une certaine façon du climat de “bizarrerie“ de l’événement observé, sans d’ailleurs que cette “bizarrerie” soit exceptionnelle, – ce qui est d’autant plus marquant pour l’appréciation développée.) Ces différents aspects, y compris les remarques entre parenthèses, nous conduisent à nouveau à estimer qu’il s’agit là, effectivement, d’une situation extraordinaire, où l’aspect psychologique et l’effet d’interférences de formes peu courantes l’emportent largement sur les explications rationnelles (y compris celles qui concerneraient des manœuvres tortueuses des USA, dont on ne voit ici aucun signe et aucune justification). Cela nous confirme dans le jugement que nous vivons une période métahistorique qui sort de l’ordinaire, où l’on doit considérer qu’il existe plusieurs plans politiques et historiques d’activité sans liens logiques et rationnels entre eux, y compris dans un même dossier, dans une même crise, pouvant conduire à des changements de “lignes de communication” reflétant des situations sans aucun lien entre elles puisque passant psychologiquement d'un monde à l'autre.

En d’autres mots, la question est de savoir si le Kerry de lundi, à Bali, est le même homme, ou le même Kerry que celui qui, dix jours avant encore, animaient tout son raisonnement autour de l’axe de réflexion de la possibilité de l’organisation d’une attaque contre la Syrie, c’est-à-dire selon la logique compréhensible (même si hautement critiquable) de la ligne de communication d’une agression armée et de l’hostilité anti-Assad qui est la constante US depuis l’origine du conflit. Le constat important est l’absence compète de stade de “décompression”, la rupture entre cette phase et les déclarations de lundi, ainsi que l’absence d’intérêt politique de passer à une telle position de soutien d’Assad jusqu’à la relégitimation de la part d’une administration qui n’a jamais brillé par l’emportement pour l’enthousiasme, y compris pour ce qui serait une soudaine “révélation” de la vérité, d’autant que cette vérité est si souvent contraire à ses intérêts. Tout cela fait songer à une sorte de rupture d’un type complètement inhabituel, une rupture psychologique de type spatio-temporel, avec le surgissement d’une perception complètement différente imposée par des facteurs non-identifiées et non-identifiables et conduisant à un espace et à un temps politiques et historiques complètement différents, plutôt qu’à un acte de type politique normal, même si audacieux (ce dernier cas était en général complètement étranger à un processus bureaucratique normal de cette administration, donc complètement improbable). Cette hypothèse fait partie des facteurs rationnellement inexplicables qui foisonnent actuellement dans les comportements politiques, qui sont la marque de l’exceptionnalité de la période, – la crise syrienne étant d’ailleurs un des événements-phare de cette exceptionnalité de l’époque, et cela renforçant l’hypothèse.


Mis en ligne le 8 octobre 2013 à 05H59